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dans un fumant brouillard d’embruns. Que cela est solitaire, hors de notre monde humain, étranger à nos durées ! Un morceau de la planète avant ou après la vie... Et puis d’autres couteaux de pierre surgissent, de plus en plus minces et bas, dessinant la ligne de l’Ouest, prolongeant l’effort de cette terre, si âprement tendue dans l’Atlantique, et qui, à quatre et huit milles d’ici, toujours dans le même axe, remonte encore une fois avec Sein et tout le long troupeau d’Armen.

Les granits nus, sans âge, dans la grande libration des eaux du globe...


A présent, les écrans de la Pointe finissent de reculer, et tous les au-delà du Nord-Ouest et du Nord se révèlent. De nouveau, je revois le farouche paysage du Raz, la proue superbe et déchirée de la grande terre, les hauts récifs qu’elle pousse devant elle : Christian-Karek, les quatre dents de Gorlegreiz ; — plus à l’Ouest, isolé, déjà bien dans la mer, mais toujours exactement sur la même ligne, le phare de la Vieille, taillé au ciseau, mortaise à sa roche à pic ; et avec lui sa compagne, la petite Vieille, tourelle géante, sans base visible, dont le rouge surgit inoubliablement des houles, splendeur sinistre au centre de l’inhumain paysage. Au loin, dans le Nord, le fantôme de Tévenec se lève...

Comme on comprend que les Bretons aient vu dans ces lieux du démoniaque, que leur rêve ait mis là l’un de leurs Iferns, un de ces enfers marins où les âmes, sur les eaux de tourment, entre les pierres déchiquetées, errent en gémissant comme des mouettes ! Seule, Christian-karek est chrétienne, peut-être parce que touchant la terre où sont les hommes. (Une chapelle, invisible aujourd’hui, se tapit au-dessus du gouffre, derrière, la Baie des Trépassés.)

Et voici qu’au Nord-Est (la tremblante rose du compas est sous mes yeux), à l’autre bout de la baie au nom sinistre, dont le fond se dérobe dans du gris, un autre fantôme apparaît : la Pointe du Van, sœur de celle du Raz, demi-fondue dans la vapeur qui l’agrandit, détachée de tout, dirait-on, si seule elle aussi, — chaque forme, en ces espaces, en accroissant la solitude.

Ces vagues, solennelles apparitions que des néants enveloppent, comment croire que c’est le commencement de notre