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Nous ne montions pas vite au long de cette côte du Cap, nous en éloignant aussitôt que nous l’avions approchée. Chaque second bord nous en écartait de près de deux milles, et les houles, par là, commençaient de croître et de s’espacer, peu à peu, de vastes levées, remuées par en haut d’une turbulence d’écume naissante. Souvent, au fond d’un creux où l’on tombait d’une secousse (le choc fatigant de l’allure au plus près), le beaupré piquait, et puis, à travers une masse ruisselante, remontait avec un large et lent écart, — tout le bateau bousculé, détourné de sa route. Il y eut un coup vraiment dur. Le vieux eut un haussement d’épaules. Il cracha de côté l’eau salée qui lui arrivait dans la figure :

— V’là que ça commence ! Ces saloperies-là, ça chavire le lest !

A la hauteur du Loc’h, la brise fraîchissant tout d’un coup, il a fait amener la grand’voile pour prendre deux ris. Longue, pénible besogne. Point de rouleau. Quinze garcettes à nouer, les empointures à changer, les balancines à raidir, tout cela, dans le sifflement croissant des rafales qui arrivaient droit de l’Ouest, d’un fond de noirceur menaçante. Le bateau, nez au vent, en ralingue, tenu par le foc et le clin-foc, chancelait sur place, comme apeuré, affolé de ne plus courir, de se sentir passif, si seul, si perdu, sur une mer soudain plus hostile et plus vaste.

Alors on se situait, avec cette petite compagnie d’humains, au milieu des choses véritables...

Une singulière compagnie. Les deux compères marchands de pommes, affalés sur un panneau, avaient fini de rire. Un pêcheur de Sein dormait comme dans son lit au creux d’un paquet trempé de cordages. Le séminariste, à la barre, pendant que Salaün aidait à la manœuvre, ramenait à chaque coup de houle le bateau dans le lit du vent. « Donnez voir un peu la main ! » lui avait dit le patron. » On vous en a vu barrer, des bateaux, autrefois, dans le Raz ! » L’Ilienne est sortie de la cabine, dont on a fermé la porte. Ses pâles yeux se sont levés vers le ciel, où le mât décrivait de grands arcs de cercle, et puis ont fait le tour de l’étendue soulevée, le domaine de sa race, et qu’elle voit chaque jour, plus funeste par les mauvais temps d’hiver, de son bas logis de l’Ile. Elle tournait lentement la tête, à droite, à gauche, pour bien regarder, exactement à la façon des goélands, qui sont aussi chez eux, entre les grands rouleaux d’où ils surgissent,