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de la Tauride, où brilla Potemkine (prononcez tiôm, par grâce !). Cela garde un grand air de lieu mort avec des souvenirs. Dans cette solitude pétersbourgeoise, je travaille pas mal. J’attends les épreuves d’un Mazeppa que vous lirez en novembre. Vous me demanderez pourquoi le besoin à’ un Mazeppa se faisait généralement sentir. Je vous répondrai que vous, l’homme le plus savant de France, vous avez certainement répété cent ou deux cents fois ce nom dans votre vie, et que vous ignorez totalement ce que fut celui qui l’a porté, en dehors de l’histoire du cheval sauvage qui n’était pas sauvage ; qu’il est agaçant de répéter un nom en ignorant ce qu’il couvre ; et que ce récit s’adresse à tous les curieux qui peuvent être agacés de ce chef comme vous et moi, mais je sais maintes lignes que je n’ai jamais écrites dans un article que pour vous, persuadé que la populace n’y entendrait rien, ou n’y trouverait aucun plaisir.


Au même


Saint-Pétersbourg, 24 avril 1882.

Mon cher ami,

... Je suis revenu ici pour Pâques, qui tombait cette année le même jour dans les deux styles. Le grand vendredi, j’ai reçu la notification de ma mise en disponibilité ; j’ai enseveli le vieil homme, et le lendemain je suis ressuscité avec la joie sincère de me sentir enfin mon maître, libre de mon temps, de mes actions, de mes pensées et de mes écrits... Ah ! la fable du loup et du chien, la petite place pelée du collier, fût-ce celui de la Légion d’honneur ! Comme La Fontaine mériterait son rang, ne serait-ce que pour avoir bien marqué cela ! Et puis, je suis si las d’une vie toute en façade qui usait sous la meule mondaine ou dans le fatras d’une chancellerie le meilleur de mon temps et de mon intelligence. Je ne la maudis pas, car j’y ai beaucoup appris, mais ce livre-là était épuisé et me retenait dans l’ignorance d’une infinité d’autres que je dois lire, — sans compter ceux que je veux faire. Maintenant, vous allez me voir à l’œuvre, c’est peut-être un peu tard, mais quoi ! Rousseau n’avait pas encore publié une ligne à mon âge. Je ne sais si je vous ai écrit que j’avais beaucoup vu Maxime Du Camp à Paris. Il a eu peut-être une influence décisive sur moi par l’évidente sincérité du contentement avec lequel il regarde sa vie toute donnée aux