Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« avec ses chefs-d’œuvre dans la cervelle qui s’y trouvent si bien qu’ils n’en veulent pas sortir, » comme p le connais ! Oh ! les braves gens et le bon temps ! S’ils étaient plus reculés dans le temps, je me convertirais à la métempsycose, sûr que mon âme a habité un de leurs pourpoints romantiques. Vous savez, vous le témoin, s’il y a un goût, une idée, un rêve de ce petit cénacle pour lesquels je ne me sois pas passionné à mon tour, et si ces pages imprimées par un autre sont pour nous des pages d’histoire intime. Seulement, eux étaient dans le moment, dans la note, comme on dit aujourd’hui : nous, romantiques vivarois, nous retardions, nous étions à la traîne de notre génération, mollusques quaternaires oubliés par la marée. Aussi les désillusions de l’âge mûr sont plus amères pour nous que pour eux. Vous, vous seriez tout à fait désigné pour mourir sous-préfet à Bouffarik, si la pudeur permettait encore d’être sous-préfet, et si la pittoresque Algérie n’avait pas pris une couleur sérieusement civile. Moi, je reste à peu près fidèle au drapeau, mais en évoluant exactement comme l’esprit frère de Du Camp. Il avait rêvé de grands poèmes, l’histoire de France en romans, des nouvelles à tuer tous les bourgeois ; il a voyagé dans le monde et dans les idées, fait le tour des choses ; il s’est acquis une certaine notoriété par des travaux de statistique, de critique, de reviewer, et il mourra académicien à la douzaine ou à la quarantaine avec la réputation d’un esprit très sage, très appliqué, affreux réactionnaire d’ailleurs. J’ai rêvé les mêmes choses que lui, passé par les mêmes évolutions ; comme lui, je rencontrerai un succès d’estime avec des travaux de critique, de diplomatie, d’archéologie, et, si Dieu me prête vie, je mourrai académicien dans le rang... ; pas plus fier pour cela, je vous assure, et n’en tenant pas moins ma vie pour absolument ratée. Puissé-je du moins rester toujours aussi honnête homme, dans le sens bossuétien du mot, que l’est certainement mon sosie !

Me voici soulagé de mon enthousiasme pour cette délicieuse lecture. Maintenant, je dois expliquer mon long silence en vous disant que j’ai pas mal remué depuis ma dernière. J’ai quitté l’Ukraine il y a un mois ; j’ai eu à opérer ici un déménagement : deux incendies. Nous sommes installés comme qui dirait à Paris sur le boulevard du Jardin des Plantes, à l’extrémité Est de cette capitale, dans une vieille maison solitaire qui donne sur un grand jardin abandonné, le jardin de ce palais