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recevrez cette lettre, vous devrez me chercher à Annonay ! Je ne puis plus reculer devant les paquets de lettres qui s’abattent chaque matin sur ma table, me faisant honte d’abandonner le pays au radical historien de la bulle Unigenitus [1]. Et j’en reçois autant du Bas-Vivarais, où l’on me presse d’aller reformer des comités qui muent, qui essayent de faire éclore le papillon constitutionnel dans la chrysalide monarchique. Il faut au moins aller remercier, serrer tant de mains tendues, porter la parole fraîche de Léon XIII et voir de quel bois est faite la croix qu’on veut charger sur mes épaules. Entre nous, je n’ai plus guère l’espoir de m’y dérober, ils sont trop tenaces dans leur volonté de bœuf à Saint-Agrève.

Je pars demain pour La Faurie, où je trouverai la seule hospitalité qui puisse sauver ce qu’il y a de pénible dans ce retour de l’Enfant prodigue. Vous sentez l’angoisse de cœur avec laquelle je vais affronter les émotions rétrospectives et la cruelle besogne du présent. Et dire qu’il y aura des imbéciles pour croire que l’ambition me fait saisir ce calice !

Je devrai refaire avec les autres voies douloureuses « le petit chemin de La Mûre. « Je ne sais même pas par qui La Mûre est habitée à cette heure. Je n’ai pas besoin de vous dire que vous cheminerez sur cette route à mes côtés. Le sentiment d’un devoir à remplir envers nos gens me soutiendra seul au milieu des épreuves que je vais chercher, alors que je pourrais rester si tranquillement dans l’otium cum dignitate de la coupole parisienne.

Elle est loin, l’oasis d’au delà des monts, et il faut refermer ce Dante que j’ai assez pioché pour rendre des points à Léopold. Je me le remémorerai assez dans la forêt obscure, sauvage, où la droite voie est toujours perdue, et quand il faudra vérifier à Gourdan


Com’è duro calle
Lo scender e l’salir per l’altrui scale.


A revoir, mon cher ami. Je n’ai pas voulu vous laisser ignorer ce nouveau tournant de la route. Vous pouvez me répondre à La Faurie. Dans une semaine je serai fixé.

Toujours bien à vous.

  1. Albert Leroy qui fut battu aux élections législatives de 1893, dans la 2e circonscription de Tournon, par E.-M. de Vogüé.