Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/780

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessité pour moi de marquer discrètement une inévitable divergence d’idées : je ne pouvais, sans mensonge, m’approprier celles de mon ancien maître, alors que le temps, la marche des choses et la réflexion m’avaient amené à penser d’une façon toute contraire à la sienne sur la plupart des questions littéraires ou politiques. C’étaient là des conditions si difficiles pour écrire au lendemain de sa mort, que j’eusse peut-être fait plus sagement de m’abstenir ; mais je sentais avant tout le devoir impérieux de payer ma dette à lui et à vous ; je n’admettais pas que je pusse me taire, puisque je tenais une plume. Si elle n’a pas retracé l’image à votre gré, vous auriez dû me le dire franchement ; j’eusse préféré vos reproches à votre silence. Mais peut-être me trompé-je et faut-il simplement attribuer ce silence au détachement croissant où vous vous enfermez dans votre retraite. Ce ne serait certes pas un motif pour vous donner l’absolution.

En tout cas, j’ai voulu tirer le premier, à cette date fatidique où nous avions toujours coutume d’échanger un bonjour. Le 2 décembre ! Il s’enfuit bien loin comme tout le reste de ce qui a passionné notre jeunesse : on ne pense même plus à le saluer d’une bordée d’injures dans les feuilles publiques. Mais si le temps emporte les haines, ce qui est autant de gagné, lui lais- serons-nous emporter aussi facilement les amitiés ? Vous ne voudrez pas qu’il ait raison de la nôtre ? J’en serais bien triste pour ma part, c’est le point fixe dans tout ce qui a croulé de mon passé. Ce que j’ai construit depuis lors tient assez bien ; mes quatre petits garçons sont en bonne santé comme leur mère ; les deux aînés viennent de débuter en septième à Stanislas. Pour moi, j’ai tant d’occupations et d’obligations diverses sur les bras que je n’ai guère le temps de me tâter le pouls et que je trouve à grand’peine le loisir d’écrire une lettre. Je tenais à écrire celle-ci pour qu’elle aille vous souhaiter les bonnes fêtes, les bonnes calendes et vous adjurer de me répondre. Vous savez, mon cher ami, si je serai heureux d’apprendre que votre vie a repris sans trop de mélancolie, heureux de vous voir me rendre la poignée de main de jadis cordialement offerte par

Votre


2 décembre 1891.

Mon cher Henri,

Je ne veux pas laisser passer cette date sans vous adresser