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ignorés et libres d’attaches jusqu’ici. N’utiliserez-vous pas ce capital d’estime que vous possédez dans votre pays pour y prendre position et ensuite pour venir défendre ses intérêts sur un plus grand théâtre ? J’espère du moins que vous n’avez pas fait le serment d’Annibal contre Paris, que l’on vous y reverra une fois et que je pourrai vous convaincre en causant enfin avec vous. Mais tout cela est prématuré, je le sens bien ; vous êtes encore sous le coup de ce déchirement d’autant plus douloureux qu’il se fait plus tard après une longue association d’existence. Il était inutile de vous dire que je le ressens pour vous, avec vous ; vous en êtes très persuadé, vous sentez bien qu’après le tribut de regrets et d’hommages payé au partant, c’est à vous que ma pensée court avec sollicitude, et vous savez, cher ami, que vous pouvez à toute épreuve compter sur mon inébranlable affection.


Paris, 2 décembre 1890.

Mon cher ami.

Voici de longs mois que je suis sans nouvelles de vous et cela dans le temps même où je voudrais le plus savoir comment votre vie s’est réorganisée, après le grand vide fait par la mort dans la maison des Angles.

Je me demande bien souvent quelle peut être la cause de votre silence, et je n’en trouve qu’une : il faut que quelque chose vous ait déplu dans l’article que j’ai écrit sur votre père au Journal des Débats. Ici, ses amis en avaient été satisfaits, du moins ils m’avaient su gré de ma tentative pour protester contre l’injuste oubli qui enveloppe si vite, dans ce Paris affairé, les plus glorieux absents et les plus regrettables morts. Mais telle nuance d’idées qui échappe à l’attention des amis peut impressionner défavorablement le regard plus sensible d’un fils. Est-ce votre cas ? Pourtant, vous avez l’esprit trop large pour ne vous être point mis à ma place, dans ce premier moment où il convenait de laisser parler le cœur et non de faire acte de critique littéraire. Vous aurez compris tout ce qu’il y avait de malaisé à concilier dans le double besoin que j’éprouvais, d’une part, de donner libre cours à mes sentiments chaleureux pour l’homme, pour tout ce que l’homme représentait à mes yeux, pour vous que je voyais à travers lui, pour les chers souvenirs de notre jeunesse que sa figure dominait ; et, d’autre part, la