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un joli morceau du manche à balai. Vedremo. Ceci entre nous et pour éclairer voire vieille amitié, envers laquelle je me sens toujours comptable de mes sentiments et de mes actes.


2 avril 1890.

Mon cher ami,

Je ne vous ai pas écrit avant ce jour, parce que j’avais la plume à la main pour terminer en hâte l’adieu public que je voulais adresser à votre père [1]. Mais ce qu’on dit au public, c’est de la littérature ; il ne veut ni ne peut entrer dans les replis des cœurs. En entr’ouvrant la porte aux souvenirs qui se pressaient depuis trois jours dans ma mémoire, je les ai rapportés à la figure de celui qui avait seul qualité pour occuper des lecteurs inconnus. En réalité, c’est à vous que se rapportaient ces souvenirs et c’est à travers vous que ce deuil me paraît si personnel pour moi. Un écrivain ne peut qu’envier celui qui a fait jusqu’au bout, jusqu’aux extrêmes limites de la force intellectuelle, une tâche comme celle de votre père ; sa vie et son œuvre, si intimement mêlées l’une à l’autre, étaient pleines et magnifiquement achevées. Nous ne pouvons que souhaiter pour nous-mêmes une pareille carrière, avec le repos venant doucement après la dernière heure de travail.

Mais vous ? Comment allez-vous remplir ce grand vide dans votre vie ? Je vous ai toujours soupçonné d’avoir une part discrète dans le travail paternel, d’être dans une certaine mesure le tuteur solide de cette éclatante végétation d’esprit et de poésie. N’en fùt-il rien, votre solitude était du moins peuplée par tous ces livres qui venaient porter chez le critique célèbre les idées vivantes et le mouvement contemporain. Désormais, la maison des Angles va devenir silencieuse ; ce sera comme si la source sous les marronniers tarissait tout d’un coup et cessait de faire de la vie dans le verger. Je ne puis penser sans chagrin à ce que sera cette retraite sévère pour un esprit comme le vôtre. Ne ferez-vous pas quelque effort pour rentrer dans une existence plus appropriée à vos talents en pleine force de l’âge ? Des jours approchent, à mon sens, qui vont bouleverser tout le vieux personnel politique, qui seront particulièrement favorables aux noms vierges, aux hommes de bonne volonté et d’intelligence,

  1. Cet article parut dans le Journal des Débats du 4 avril 1890. Armand de Pontmartin était mort le 29 mars.