Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/775

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fonctionnement de la machine, quelle aisance à dénouer une crise insoluble, à enterrer, avec quelques individus, des scandales ou des fautes qu’une monarchie paierait au prix d’une révolution ! Et comme ce peuple est redevenu par enchantement tranquille, naïvement satisfait aujourd’hui, comme chacun retourne avec soulagement à ses affaires ou à ses plaisirs ! Tout cela fait bien réfléchir, tout cela prouve que rien d’autre n’est possible aujourd’hui, puisqu’il n’y a même pas de maçon pour édifier un palais qu’il faudrait cimenter avec du sang et fonder sur du sable mouvant, sable qui supporte si bien la tente ! Buvons donc avec une résignation patriotique à la santé de l’élu de la vertu [1]. « Thane de Nolay, tu seras roi. » Qui le lui eût prédit il y a huit jours ?... Hier soir, aux Réservoirs, vainqueurs et vaincus fraternisaient, cherchant de concert le mot drôle qui finit tout en France et tous ragaillardis par un cadre qui les rajeunissait de dix-sept ans. Puis on va se remettre à parler de l’Académie, bien oubliée depuis quinze jours, et dont je vous dirai prochainement des nouvelles.


Samedi 28 janvier 1888.

Mon cher ami.

Je ne vous ai pas télégraphié jeudi, les nouvelles défavorables arrivent toujours assez tôt. Le joyeux Labiche m’a entraîné dans sa tombe. Le soir même de sa mort, un brusque courant a culbuté toutes les pièces de l’échiquier : les cinq ou ou six flottants qui devaient faire l’élection ont déclaré que, devant une place vide, on ne pouvait refuser pour la seconde fois un vieux soldat de soixante-dix-sept ans [2] et qu’il convenait de faire attendre le jeune candidat. En bonne justice, ils ont bien fait. Mes amis me sont restés fidèles avec une ténacité rare en pareil cas. Ma position a été jugée si bonne que depuis deux jours on m’envoie ambassade sur ambassade pour me décider à rester sur les rangs. Je n’ai pas pris de décision. En somme, je ne regrette pas une défaite qui, à mon âge, vaut une victoire.

Je sais toute la part que vous y aurez prise et je vous prie de ne pas vous en affliger pour moi. Je porte très allègrement

  1. Sadi Carnot, élu Président de la République.
  2. L’amiral Jurien de la Gravière fut élu au fauteuil du baron de Viel-Castel auquel s’était présenté E.-M. de Vogüé.