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nom, et le masque tombera. Par les deux trous du masque les yeux brillent, les yeux qui sont la porte ouverte sur l’âme. Mais Don Juan a beau chercher, chercher éperdument, à la lueur de sa mémoire oublieuse et de son flambeau inutile : des noms de femmes lui reviennent, mais dont aucun n’arrive à son adresse.

Eh quoi ! ces regards où son regard s’est plongé ne lui rappellent rien ! C’est qu’il n’a connu au sens complet du mot aucune de celles qu’il a connues au sens biblique. Pour connaître un être humain, il faut sympathiser avec lui, sortir de soi, s’oublier, être curieux d’autrui. Don Juan n’est curieux que de ses propres sensations ; cet amoureux universel n’aime que soi ; les âmes lui sont restées étrangères : à l’échange de deux fantaisies, au contact de deux épidermes les âmes ne sont pas conviées. Don Juan le comprend, comme nous comprenons nos erreurs, quand il est trop tard :


Je suis seul au milieu de la forêt des âmes.


Et c’est là un des plus beaux vers qu’ait écrits Edmond Rostand, un des beaux vers de notre poésie. « Quelle solitude que tous ces corps humains ! » soupirait Fantasio. Par cette image qui a l’ampleur d’un symbole, le Don Juan de Rostand traduit une angoisse qui n’est pas seulement la sienne. C’est le désespoir de tout homme qui pense, de songer qu’il ne peut sortir de la prison des sens et de l’entendement. Et c’est l’âpre tourment de tout homme qui aime. Comment savoir ce qui se passe derrière ce front charmant ? Comment percer l’énigme humaine ? Nous aussi, nous errons solitaires dans la forêt des âmes.

Que ne reproche pas le poète à Don Juan ? Il va jusqu’à contester sa bravoure : cette bravoure tant vantée ne le garantit pas de la peur. Mais alors d’où lui viennent tant de succès ? C’est qu’il s’occupe sans cesse de la femme : la femme est son métier. Réponse ingénieuse à une question que nous nous sommes tous posée : comment se fait il que les hommes à succès se recrutent si souvent parmi les exemplaires les plus laids et les plus vulgaires du sexe laid ? On nous explique que les femmes ont d’autres façons de juger que les nôtres. Explication qui n’explique rien. Mais elles aiment qu’on s’occupe d’elles ; elles aiment à être aimées, ou, tout au moins, recherchées. Et puis, l’essentiel est d’être là. Beaucoup des succès de l’homme à bonnes fortunes ne tiennent pas à autre chose.

Du moins Rostand va-t-il prendre en pitié les victimes de Don Juan ? Non pas même. Il étend jusqu’à elles toute sa sévérité. Tant