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il craint de les avoir dépassées. Peu à peu, ces vérités qu’il brûle de répandre, telles que les lui ont enseignées l’expérience et la réflexion, envahissent ses pièces, au risque d’en ralentir le mouvement et d’y faire pâlir les couleurs de la vie. Entre l’action théâtrale et la pensée philosophique l’équilibre est rompu, au profit de celle-ci. Ainsi en était-il déjà dans Chantecler, ardente confession de l’artiste de ses rêves, de ses tourments, de ses ambitions et de ses désespoirs. Ainsi en est-il surtout de cette Dernière Nuit de Don Juan, qui, cette fois, nous livre l’intime souci du moraliste.

Le premier entre tous les poètes, Rostand dépouille Don Juan de l’auréole que le séducteur de Séville doit à tant de poètes de tous les pays. Car ceux mêmes qui le haïssaient ne lui ont pas dénié tout prestige. Molière, qui déteste en lui « le grand seigneur méchant homme, » lui laisse sa parure d’élégance et de bravoure. Mais quoi ! Des Romanesques à Chantecler et de la Princesse Lointaine à Cyrano un même esprit anime ce théâtre, vraiment unique sur notre scène, et c’est celui du plus parfait idéalisme. Dans un temps de littérature brutale, dans une société qui ne semblait avide que de jouissances matérielles, Edmond Rostand a consacré les plus beaux dons de l’imagination à exalter l’amour pur, le désintéressement, l’oubli de soi, le romanesque et le chevaleresque : c’est la merveille de ce théâtre. Or Don Juan est la dérision de toute cette noblesse et de toute cette pureté. Il est le défi jeté à tous ces beaux sentiments. Cela explique l’espèce de colère généreuse avec laquelle Rostand aborde le personnage et s’acharne contre lui. Il a juré de dédorer l’idole, de déboulonner la statue, d’arracher au suborneur vulgaire son masque de héros : c’est une exécution.

Donc, à l’instant que le Commandeur a desserré son étreinte, Don Juan a obtenu de l’enfer un répit de dix ans, le temps qu’il faut pour compléter la liste des mille et trois. Mais maintenant son heure est venue. Elle le surprend dans un décor de fête à Venise. Le poète a fait à sa victime cette seule concession de donner à son agonie l’enchantement de ce cadre. C’est qu’il perçoit une secrète harmonie entre l’air de cette ville et la destinée de cet homme. Ville de rêve où la folie court les rues sous le masque et le domino, ville des reflets, reflets du ciel, reflets de la lagune et reflets de l’ancienne splendeur, Venise, cité du fragile et de l’illusoire, était faite pour ce chercheur de brèves aventures où le plaisir qui passe prend le masque de l’amour.

Ce cadre vénitien, c’est tout ce que pourrait revendiquer le romantisme