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L’humanité, Flaubert la représente par son Bouvard et son Pécuchet. Deux imbéciles ? Mais non : Bouvard et Pécuchet ne sont pas l’humanité la plus sotte. L’humanité la plus sotte, c’est Coulon, Marescot, Foureau ; c’est la tourbe de ces gens qui n’ont même pas la curiosité en éveil. M. Paul Bourget, dans un récent discours, note que les deux bonshommes souffrent d’un mal et ridicule et pathétique, sentant « la disproportion de la pensée et de la vie. » En effet, « la pensée n’est pas nécessairement bienfaisante. » Bouvard et Pécuchet, dit Flaubert, « ayant plus d’idées, eurent aussi plus de souffrances. » Bouvard et Pécuchet sont au juste l’humanité, non pas vile ou stupide, mais intelligente déjà, et qui prend contact avec la science.

Le résultat ? Lisez Bouvard et Pécuchet.

Les deux bonshommes viennent de lire les grands maîtres, Cuvier, Buffon : c’est trop fort pour eux ; la science est, pour leur cerveau, une nourriture trop forte. Mais ils ont lu le Guide du voyageur géologue, par Ami Boué. Ils savent comment s’habille ou s’accoutre un géologue modèle, comment on se charge du havre-sac, on se munit du bâton de touriste et l’on dissimule sous la redingote une chaîne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux. Ils tournent à n’être que les Tartarins de la géologie. Est-ce que Flaubert mène à la bouffonnerie la dégradation de la science par l’humanité dont les Bouvard et les Pécuchet sont les dignes représentants ? Relisez le chapitre où les bonshommes, entichés de la doctrine évolutionniste, en font une caricature anticléricale : toute l’extravagante histoire du darwinisme qui se détériore après Darwin est là, sans faute et sans exagération, telle qu’on la trouve dans les livres et dans l’activité des néo-darwiniens. Le roman de Bouvard et Pécuchet, comme je le vois, n’est pas une diatribe contre la science et n’est pas la simple anecdote d’un imbécile et d’un autre, mais la triste peinture de l’humanité qui ne sait pas accueillir l’énigmatique bienfait de la science, la science et l’humanité n’ayant nul accord ensemble.


ANDRE BEAUNIER.