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de perdre sa maison de Croisset, faute de quoi il était éperdu ici-bas. Tout cela, dans les années qui ont suivi la guerre et la Commune.

Il suffit qu’on ait lu la correspondance de Flaubert et l’on sait le mal horrible que ces deux événements lui ont fait. Il écrit, le 11 mars 1871 : « J’avais des illusions, et je ne croyais pas voir arriver la fin du monde. Car c’est cela : nous assistons à la fin du monde latin. Adieu, tout ce que nous aimons ! Paganisme, christianisme, muflisme, telles sont les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est désagréable de se trouver dans la dernière. Ah ! nous allons en voir de propres. Le fiel m’étouffe ! » Ces derniers mots sont les mêmes qu’il emploie quand il annonce le projet qu’il a d’un roman qui sera Bouvard et Pécuchet. Sur la fin de la précédente année, il écrivait à George Sand : « Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! Peut-on croire au progrès et à la civilisation, devant tout ce qui se passe ? À quoi donc sert la science, puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes des Huns, et pires que les leurs, car elles sont systématiques, froides, voulues, et n’ont pour excuse ni la passion ni la faim ?… » Ces lignes sont à retenir, où l’on voit que, dans son désespoir, Flaubert nie l’utilité morale, sociale et bienfaisante de la science : les Prussiens la lui ont avilie.

Or, au lendemain de la défaite, plusieurs contemporains de Flaubert et tels de ses amis, Taine par exemple, ont eu, avec une extrême douleur aussi, une espérance de salut : la science. Le positivisme avait magnifiquement flori sous l’Empire ; et l’on essaya de compter sur la science pour compenser la défaite et pour régénérer la France. On disait que la Prusse devait sa victoire aux savants. Lui, Flaubert, ne signale que l’ignominie des savants prussiens. Il est plus pessimiste que personne. Il ne compte pas sur la science, où d’autres ont mis leur confiance dernière. Voilà le pessimisme de Bouvard et Pécuchet.

Flaubert n’y fait pas la critique de la science pure ou absolue. Je veux dire que Flaubert ne dégage pas la science des conditions réelles dans lesquelles l’humanité la fabrique ou la reçoit. La science pure, ou absolue, ou parfaite, image de la vérité, la plus ressemblante, est sans reproche. Mais la science parmi nous et dans l’humanité, qu’est-ce donc ? Un mélange d’erreur et de vérité ; l’absurdité s’y confond avec le génie : et Flaubert montre, à côté des Cuvier, des Buffon, les Amoros et les Feinaigle. Il faut séparer le travail de l’intelligence et la niaiserie. Hélas ! qui fera le partage ?… Qui donc le fait ? l’humanité !