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écrit, au mois d’avril 1874, à George Sand : « Et vous voulez que je ne remarque pas la sottise humaine et que je me prive du plaisir de la peindre ! Mais le comique est la seule consolation de la vertu. Il y a, d’ailleurs, une manière de la prendre qui est haute ; c’est ce que je vais essayer de faire dans mes deux bonshommes. » Et il écrit à Edmond de Concourt, en 1877 : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche ayant sur le dos l’Himalaya. N’importe ! Je tâcherai de vomir mon venin dans mon livre. Cet espoir me soulage. » Un tel projet, que voilà rudement défini, sans dissimulation ni modestie, n’est pas celui d’un réaliste véritable ni d’un Flaubert qui se détache de son œuvre et la considère avec impassibilité. Lui-même avoue qu’il n’a point de sérénité, pour le moment, et qu’il n’est pas olympien le moins du monde, s’il le fut jamais et compte l’être encore, une fois son roman fini.

Au temps de Bouvard et Pécuchet, depuis la guerre de 1870 jusqu’à sa mort, Flaubert a beaucoup de chagrin, de colère et d’ennui. Ces dix années, dit M. Descharmes, sont « les plus douloureuses, les plus sombres qu’il ait vécues. » On meurt autour de lui : Bouilhet, au mois de juillet 1869 ; Duplanet Jules de Goncourt, en 1870 ; Maurice Schlésinger, en 1871 ; et Mme Flaubert, le 25 mars 1872. Il écrit : « Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles. » Quelques semaines plus tard, la fille de son ami Duplan vient de mourir ; et il écrit : « Encore une mort ! » Quelques mois plus tard, il perd son vieux Théo, comme il l’appelle. Si l’on veut voir comme ces deuils exaspèrent sa mélancolie et le pessimisme d’où est né le roman de Bouvard et Pécuchet, la mort, de Théophile Gautier le fâche d’une façon qu’il écrit à sa nièce : « Il est mort de la charognerie moderne... Il est mort, j’en suis sûr, d’une suffocation trop longue causée par la bêtise moderne. » Les deuils continuent : Feydeau, Louise Colet, George Sand. Puis, en 1875, son neveu Commanville est à la veille de la banqueroute. La bonté même, Flaubert, donne l’argent qu’il faut. Il ne sait point gagner sa vie et sera gêné maintenant : « Quel supplice que cette incertitude ! C’est si loin de à manière dont j’ai été élevé. Mon pauvre bonhomme de père ne savait pas faire une addition et, jusqu’à sa mort, je n’ai pas vu un papier timbré. Dans quel mépris nous vivions du commerce et des affaires d’argent ! et quelle sécurité ! quel bien-être ! » S’il n’en dit pas davantage, c’est pudeur gentille : la ruine des Commanville a été pour lui une espèce de catastrophe ; il a craint