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Bouvard et de Pécuchet ne sont ridicules ni méprisables. M. Descharmes borne le tort des deux bonshommes à ceci : défaut de méthode. Bouvard et Pécuchet se mêlent de toutes les sciences à l’étourdie et procèdent mal, sans exactitude et sans rigueur.

Je ne crois pas qu’il faille réduire ainsi la signification du roman ; je le vois d’une autre manière et je le vois, selon le sens qu’on donne à ces deux mots, réaliste ensemble et lyrique.

Je sais bien que Flaubert ne veut pas qu’on le devine dans son œuvre et qu’il entend n’y paraître pas, n’y être pas. Il est, à mon avis, dans son roman de Bouvard et Pécuchet. Je contredis sur ce point M. Descharmes qui, après avoir résumé les événements de la vie de Flaubert à l’époque de ce roman, déclare : « Ni l’intrigue du roman, ni le caractère des deux expéditionnaires, ni celui des personnages secondaires, ni la conception primitive du livre, ni son plan, ni son écriture, ne paraissent avoir été en rapports plus ou moins directs avec les événements extérieurs... Autant qu’on peut, d’après ce qui est, supposer ce qui aurait pu se produire dans des conditions différentes et parmi des circonstances modifiées, il semble que, même si l’existence de Flaubert de 1870 à 1880 n’avait pas été du tout celle que nous connaissons, nous posséderions tout de même Bouvard et Pécuchet, tel qu’en effet nous le possédons. Il aurait trouvé le temps, peut-être, de mettre la dernière main à son œuvre ; mais l’idée directrice du roman et ses divers épisodes seraient demeurés vraisemblablement identiques. » Ce n’est pas du tout mon avis.

Flaubert a commencé en 1874 le premier chapitre de son roman ; mais il en avait l’idée, il le préparait depuis deux années au moins. Or, il écrit à Mme des Genettes, le 5 octobre 1872 : « Je médite une chose où j’exhalerai ma colère. Oui, je me débarrasserai enfin de ce qui m’étouffe. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent, dussé-je m’en casser la poitrine ; ce sera large et violent. » Le 28 octobre, il écrit à Ernest Feydeau : « Avant de crever, ou plutôt en attendant ma crevaison, je désire vuider le fiel dont je suis plein. Donc je prépare mon vomissement. Il sera copieux et amer, je t’en réponds. » Un autre jour : « Je crois que l’idée [de mon livre] est originale... Comme j’espère cracher là-dedans le fiel qui m’étouffe, c’est-à-dire émettre quelques vérités, j’espère par ce moyen me purger et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument. » Un autre jour : « J’avale des pages imprimées et je prends des notes pour un bouquin où je lâcherai de vomir ma bile sur mes contemporains ; mais ce dégueulage me demandera plusieurs années. » Il