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chaulages, binages, échardonnages, de modifier le programme de l’année agricole et de refuser à la terre les répits dont elle a besoin. S’il avait resserré en un temps plus court les études scientifiques de ses deux bonshommes, — chimie, médecine, géologie, archéologie et histoire, littérature, politique et puis, après l’intermède amoureux, gymnastique, philosophie, religion, pédagogie, sociologie, — ses deux bonshommes seraient devenus par là plus étonnants, plus improbables, moins réels. Le seul moyen de sauver la chronologie, sans offenser la vraisemblance, aurait donc été de supprimer quelques-unes de ces études scientifiques : et l’on ne voit pas du tout que Flaubert en eût l’intention. Bref, on n’imagine pas qu’une révision de Bouvard et Pécuchet pût rendre le roman plus exactement réaliste que Flaubert ne l’a laissé.

Dira-t-on qu’au surplus ces méticuleux calculs de chronologie ne sont que tâtillonnage ? Mais, ailleurs, Flaubert ne les néglige pas. La chronologie de Madame Bovary est extrêmement rigoureuse. A mon avis, M. Descharmes a le droit de considérer cet indice comme valable, et de conclure que Madame Bovary est un roman plus réaliste que Bouvard et Pécuchet, de conclure enfin que le réalisme n’est pas, dans Bouvard et Pécuchet, le souci principal de Flaubert.

A vrai dire, on s’en doutait. Je l’avoue. Il suffisait d’avoir lu le roman : le badinage, en bien des endroits, se voit à merveille ; et Flaubert s’amuse.

On distingue ordinairement deux Flaubert : un Flaubert lyrique, l’auteur de Salammbô et de la Tentation de Saint Antoine ; un Flaubert réaliste, l’auteur de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale. Auquel de ces deux Flaubert attribuer Bouvard et Pécuchet ? Le lyrique eût très volontiers mené ses deux bonshommes à la bouffonnerie, comme il a procédé en écrivant le Saint Antoine : or, nous avons noté qu’il ne le fit pas. Le réaliste aurait eu grand soin de ménager la vraisemblance et la vérité, de compter au juste les années, les mois, les jours et, comme dans Madame Bovary, les heures même : or, nous le voyons beaucoup moins vigilant. Le roman de Bouvard et Pécuchet serait donc d’une autre sorte ? Mais oui ! Alors, qu’est-ce que ce roman d’une troisième sorte et quelle en est la signification ?

Flaubert se moque... Au fait, de qui ou de quoi se moque-t-il ? de la science ou des bonshommes qu’il a entichés de science ?

Flaubert se moque-t-il de la science ? Étrange façon de s’en moquer, si deux ignorants la ridiculisent ! La science n’y peut rien ;