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émerveillé, dont le bruit vint aux oreilles du préfet, le conseiller d’État Frochot. Lequel ordonna qu’on fît une expérience. Neuf petits garçons de l’école primaire furent amenés et, de dix heures du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, pendant deux jours, serinés par Feinaigle et Guivard. On leur apprit l’arithmétique, les capitales de l’Europe, les départements de l’Empire français, la chronologie des rois de France depuis Pharamond, les empereurs romains, le code civil et la botanique. Les bambins, après cela, semblèrent « consommés dans la pratique de ces connaissances diverses. » Agé de dix ans, le petit Chevrier vous déduisait tout le système de M. de Jussieu, les acotylédones, les monocotylédones, les dicotylédones ; et chacun de ces groupes se divise en quinze classes, les classes en plusieurs familles et la huitième classe en dix-huit familles. Le petit Chevrier n’embrouillait pas les orobranchoïdes, les rhinautoïdes, les acantoïdes, les polemonacées, les apocinées, les hylospermes : il « prononçait avec la plus grande facilité ces termes nouveaux pour lui et entièrement étrangers pour la plupart des spectateurs. » C’est dommage de ne pas savoir ce que devint le petit Chevrier, ce qu’il fit de tous ces mots-là quand il eut de la barbe au menton.

Voilà Feinaigle consacré. Avec Guivard, à frais communs, il ouvrit un cours ; les élèves affluèrent. Dieulafoi et Gersin, vaudevillistes à la mode, mirent au théâtre la mnémonique et, sous le nom de Fin-Merle, Feinaigle fut raillé dans les couplets. C’était la gloire. Seulement, Guivard et lui se chamaillèrent. Comme Feinaigle, à Munich, avait chapardé la méthode von Arétin, Guivard eut, à Paris, le désir de confisquer la méthode Feinaigle, ci-devant von Arétin. Feinaigle se disait « seul professeur de mnémonique » ; et, là-dessus, Guivard se fâchait. L’on plaida. Feinaigle écrivit aux journaux que Guivard ne savait rien. Guivard répondit. La meilleure idée de Guivard fut de s’établir à son compte et d’ouvrir un cours, rue Jacob, à meilleur marché que Feinaigle : de sorte qu’il eut vite séduit toute la clientèle. Ensuite les gens s’aperçurent que, si peut-être Guivard était aussi fort que Feinaigle, celui-ci n’était pas fort. Feinaigle inondait Paris de prospectus et de boniments, inutilement. Il dut s’en aller. On apprit, en 1820, qu’il venait de mourir à Londres ; ses élèves avaient alors oublié depuis longtemps ses charlataneries, ses leçons et lui ; car la mnémonique ou mnémotechnie est une grande vanité, qui engage le combat contre la loi ou la coutume invétérée de nos esprits et de nos cœurs, l’oubli.

Voilà Feinaigle et son histoire. M. Descharmes accorde à ce