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et qui a toujours su mêler l’expérience la plus consommée à la plus aimable pureté de cœur. Comment il a trouvé moyen de donner à un sujet si pauvre une apparence monumentale, de composer ses masses d’une manière pittoresque, de faire circuler à travers toute la toile l’atmosphère la plus fine et la gamme de valeurs la plus enchanteresse, comment le magicien transforme toutes choses, et fait de ce motif médiocre un poème à la fois solide et délicat, le poème diaphane de la blonde lumière de France, c’est ce qu’il serait impossible de dire en quelques mots.

Mais ce qu’il resterait à prouver, c’est le rapport qui existe entre cette page inouïe et le Portrait du douanier Rousseau. Il ne suffit nullement, pour établir une filiation, d’un rapprochement arbitraire entre deux morceaux exceptionnels ; il faudrait démontrer que l’auteur du second a connu le premier et s’en est inspiré, ce qu’on ne fera croire à personne, le pauvre douanier étant le type de l’ignorant et du primaire. Quant à une parenté morale, où la reconnaître entre ces deux hommes, dont l’un est Ariel, et l’autre un ouvrier de l’espèce de la fourmi ?

La récente promotion des ouvrages du gabelou à la dignité de chefs-d’œuvre (je viens même de voir en Allemagne un gros livre dont il est le héros) est au moins le signe que c’en est fait de l’impressionnisme ; c’est aussi bien l’enseignement qu’on tirerait des exemples de Cézanne et de Gauguin, qui du moins sont des peintres, et parfois de grands peintres. Ces affirmations enfantines, ces découpures sur zinc où toute chose, personnage ou brin d’herbe, semble exister à l’état de vérité première, comme dans un dessin d’écolier de sept ans, où les nuages ont la consistance et la forme d’un caillou, forment un vif contraste avec la langue souple et elliptique dont se servaient les peintres de la fin du dernier siècle. En fait, ce curieux renversement des idées était un nouvel épisode de la vieille querelle de la couleur et du dessin. Depuis cinquante ans, les coloristes, partant des découvertes chromatiques de Delacroix, avaient poussé jusqu’aux dernières conséquences possibles les déductions du principe de la division du ton ; après quoi, il ne restait plus qu’à revenir en arrière et qu’à rendre à la forme l’importance que l’impressionnisme lui avait retirée. Et c’est ainsi que les cubistes, puisque tel est le nom qu’on leur a imposé à tort ou à raison, furent conduits à unir le culte d’Henri Rousseau et le culte de M. Ingres.