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mettre sous les yeux les pièces du procès. On a été jusqu’à suspendre dans la salle des « fauves, « comme des portraits d’ancêtres, un tableau célèbre, et d’ailleurs un peu creux, de Daumier, et deux toiles admirables et mystérieuses d’Odilon Redon. On a été plus loin. Dans un esprit de rapprochement curieusement didactique, on n’a pas hésité à faire voisiner Corot et le douanier Rousseau.

Le douanier Rousseau (Henri) était, comme vous le savez, un de ces inoffensifs maniaques qui sont la proie d’un don redoutable des dieux, et qui font de la peinture, par une nécessité fatale et mécanique, comme d’autres petits bourgeois, concierges ou gardes-barrières, font de la tapisserie ou tournent des ronds de serviette ; il faisait dans ma jeunesse la gaîté du Salon des Indépendants, où on le voyait sur une échelle, la veille du vernissage, avec sa barbe et ses pantoufles, ajouter la touche décisive à ses paysages ou à ses portraits absurdes et cocasses. Au vrai, il avait le génie d’un barbouilleur d’enseignes, dont il possédait, en effet, le goût pour les notions simples et pour les formes absolues, et il était né pour suspendre à la potence de fer des auberges de village l’image reluisante, invariable et catégorique de l’Homme sauvage ou du Cheval blanc. Son portrait, — assuré, dit-on, pour deux cent mille francs, — est un chef-d’œuvre dans le genre de ces frégates de liège que des capitaines au long cours construisent patiemment par le goulot d’une bouteille, pour enfermer dans ce tube de verre les souvenirs de leurs voyages : on y voit un navire avec tous ses agrès un pont avec ses réverbères, et la tour Eiffel, mais plus petite que le personnage principal, qui la domine de toute sa taille, tandis que sa tête suffoquée, encadrée de favoris noirs, se détache en plein ciel, avec un impérieux instinct de la symétrie, entre un soleil couchant et un ballon captif.

Or, il y a chez M. Jacques Blanche un étonnant tableau de la jeunesse de Corot, un de ces pensums comme il arrive à tous les débutants d’en faire pour contenter le caprice d’un amateur. En 1833, un M. Henry, fabricant d’étoffes d’ameublement, établi à Soissons dans le faubourg de Reims, invita Corot à venir peindre le portrait de son usine. On n’imagine guère de donnée plus ingrate et de tableau plus extraordinaire. Le peintre s’en est tiré, comme toujours, à force de candeur et de simplicité. On dirait l’œuvre d’un enfant, mais c’était déjà le Corot d’Italie, c’était le poète qui avait reçu en partage le don divin,