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un acte de généreuse témérité ne déplairait pas. Mais est-ce probable ? Il ne pouvait guère retourner auprès d’Annette sans l’épouser, et nous savons qu’il ne l’épousa pas. Non seulement il était toujours sans argent, vivant aux dépens de camarades qui le faisaient voyager en Angleterre avec eux ou l’invitaient à séjourner sous leur toit, mais il y avait en lui cette prudence fondamentale que nous avons dite et qui l’a toujours, avec la complicité des circonstances, retenu des entreprises où il y aurait eu un peu de folie. Quelque chose l’arrêtait au bord du gouffre. Il n’était pas homme à défier le destin. Il est celui qui songe un temps à unir son sort au sort des Girondins, mais ne passe pas à l’acte ; celui qui, en pleine réaction anglaise, écrit une fière réplique républicaine à l’évêque de Llandaff, mais la garde manuscrite, et peut-être même sans l’envoyer à son adversaire ; celui qui se met en 1793 à composer des vers satiriques contre la Cour et le Régent, mais jamais ne les publiera. Il avait un courage plus passif qu’agissant. Il était capable d’entêtement, d’opiniâtreté, de refus de céder, mais non de cette fougue qui se jette sur un canon chargé. Il est donc plus probable qu’il resta en Angleterre sous la Terreur, comme il le dit lui-même dans son Prélude, tout frémissant de colère contre les ministres de son pays qu’il rendait responsables de la guerre, souhaitant la victoire à la République sur ses ennemis, sur les Anglais eux-mêmes, refusant de se joindre aux actions de grâce dont les églises d’Angleterre saluaient les succès maritimes de leur peuple, applaudissant même tout bas aux défaites des armées anglaises.

Ses vers d’alors sont lugubres. Il y met toute sa colère contre la guerre dont il se complaît à dire les atrocités, à peindre le retentissement douloureux sur les individus et les familles ; il y déploie son indignation contre la société entière, mal faite, injuste, impitoyable aux humbles, sans cœur et sans charité. (Crime et Chagrin.) Mais il est de plus mécontent de lui-même, mordu par sa conscience. Pour faire face à des besoins qui ne sont plus seulement les siens, il devrait travailler avec résolution, et il reste le vagabond qui ajourne le choix d’une carrière profitable. Il vit au jour le jour, aussi réfractaire au joug que lorsqu’il n’avait ni charges ni responsabilités. C’est la grande faute morale de ces années. Son excuse est que, fùt-il devenu riche par son labeur, il n’aurait pu pendant la