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Semaine, qui nous donne à tous un si bel exemple de travail et de perpétuelle jeunesse d’esprit. C’est bien le cas de l’appeler un jubilé : le mot sera juste pour ceux qui ont le bonheur, — ou le malheur, — d’avoir lu ces Semaines depuis la première, et que votre plume étincelante a fait si souvent jubiler. Ce que j’admire le plus dans cet effort continu, c’est que vous n’ayez pas depuis longtemps lâché votre sceptre, pris d’un invincible dégoût pour la vanité de la littérature. Quelle pyramide de livres oubliés ces mille articles doivent représenter à votre mémoire ! Que d’ossements en poussière ! Quelle vision d’Ezéchiel ! Comme ce digne prophète, vous les avez appelés, vous les avez fait vivre un instant ; mais aujourd’hui ? Si vous vouliez les ressusciter, ils se mêleraient dans une lamentable confusion ; vous évoqueriez un fantôme construit avec un torse de Ponsard, une côte de Viennet, un cartilage de Reboul, un tibia de Ducray-Duminil, et un péroné du vicomte d’Arlincourt. Vanité des vanités !

Pourtant vous continuez et vous continuerez. Vous n’arrêterez pas votre liste, comme un de vos grands amis, au chiffre fatidique de mille et trois. Je parie pour un beau tournoi entre le Chevreul de la chimie et celui de la critique. Notre temps est bien encourageant pour les octogénaires. On n’y fait quelque figure qu’en approchant de ce tournant ou en le dépassant. A qui appartient le monde ? Guillaume, Moltke, Bismarck, Gladstone, Deprétis, Grévy, Lesseps, Chevreul, Hugo naguère, Mac Mahon, Madier de Montjau, Delaunay, Maubant, Sarah Bernhardt... Tous octogénaires ou presque, ceux qui sont en scène. Tout pour le burgrave Job ; le petit Magnus n’a même pas le droit d’élever la voix. Faites bien longtemps votre partie dans ce chœur vénérable, cher maître ; continuez à nous juger avec l’indulgence que donne la longue pratique des péchés littéraires ; continuez à mêler un peu de sympathie pour l’avenir à vos regrets si légitimes du passé. C’est la grâce que vous souhaite un de ceux que vous avez formés ; s’il n’est pas toujours le plus docile, il est bien certainement le plus attaché à son vieux maître et il vous prie d’en agréer l’assurance.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.