Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrit agréablement à ses heures, » ou « Un dilettante qui a tout ce qu’il faut pour bien écrire... » et Dieu me pardonne si ces « écrivains de métier, » qui l’écartent doucement de leur boutique, se sont jamais avisés comme le dilettante de passer toute une nuit sur une page ! Mais il faut triompher de cet agacement et se rappeler ce que je constate chaque jour, combien le bruit de Paris est trompeur à distance :


De loin, c’est quelque chose et de près ce n’est rien.


J’entends le bruit assourdissant de trois ou quatre journaux du boulevard qui en imposent à Buenos-Ayres ou à Caracas, mais qu’on méprise ici. Ils font la vente, c’est vrai, mais ils ne font pas la réputation. Vous me parlez des Souvenirs de G. Claudin. Je peux vous affirmer que personne ne connait le livre et que bien peu ont entendu ce nom dans les milieux où se font les fortunes littéraires sérieuses, celles qui durent et forcent tôt ou tard à compter : ni chez M. de Broglie, ni chez M. Taine, ni à l’Académie, ni dans l’Université. Chaque jour on distribue sur le boulevard de la gloire en gros sous... ; mais tout ce bruit meurt bien avant de passer l’eau, avant de battre les murs du Palais Mazarin, du Collège de France et de toutes les maisons vraiment françaises...

J’allais oublier de vous donner une triste nouvelle : mon excellent voisin, le chef de la famille où je compte mes meilleurs amis et qui est pour moi un second foyer, le comte d’Haussonville, se meurt depuis deux jours d’une angine de poitrine ; il n’y a plus d’espoir de le sauver ; ce sera une grande perte pour l’Académie, pour la politique sensée, pour tout le petit milieu où je vis. Il n’y a pas huit jours, cet aimable vieillard nous lisait des souvenirs inédits, écrits avec une verve incomparable, et je pensais à vous durant cette lecture : il racontait les Salons de Paris en 1829-1830, Mme de Boigne, Mme de Chatenay, Pozzo di Borgo ; il nous faisait rire avec l’histoire d’une pièce de vers de la belle Delphine, qui avait pris pour sujet : Le diable se déguise en saint Joseph pour tenter la Madeleine... Quelques contemporains octogénaires l’écoutaient et contrôlaient ses souvenirs : M. de Vielcastel, M. de Saint-Aignan ; on avait bien voulu m’admettre comme un jeune Eliacin dans ce cénacle de patriarches ; et ce sera la dernière fois que j’aurai vu l’aimable et spirituel écrivain.