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Paris, 25 mai 1884.

Mon cher maître,

Que diriez-vous d’un élève de rhétorique, fût-il même, hélas ! un vétéran qui, en venant sur l’estrade recevoir le prix de discours latin, aurait l’aplomb de complimenter le recteur sur l’absence de solécismes dans le discours d’ouverture ? Eh ! bien, avant de vous remercier et au risque de paraître le dernier des jocrisses, je veux vous dire que votre Samedi d’hier me semble un des plus remarquables que vous ayez écrits, et qu’en le lisant j’en ai peut-être joui plus encore comme artiste que comme lauréat [1]. J’ai quelques raisons de bien connaître mon sujet et on m’accordera tout au moins que ce sujet ne traîne pas dans les Dictionnaires de la conversation ; j’ai été pénétré d’admiration devant la puissance d’assimilation qui vous a permis de saisir, de concentrer et de clarifier en quelques colonnes tout l’essentiel de ce sujet. J’en ressens presque la terreur naturelle aux auteurs gratifiés de trop bons articles ; car enfin un article est fait pour qu’on achète le livre, et le vôtre disant si bien et si bref tout ce qu’il y a dans le livre, personne n’a plus besoin ni envie d’acheter ce dernier. Quel modèle à proposer aux jeunes critiques, s’il y avait encore des apprentis dans cet art qui disparaît ! Il faudrait seulement les mettre en garde contre l’amitié qui grossit les mérites du prévenu et lui dit trop de choses flatteuses : dame ! ce n’est pas moi qui aurais ce courage. Si votre article m’a fait bien plaisir, votre lettre m’a fait de la peine, par le ton de tristesse qui y régnait. Faut-il donc que ce soit moi qui vous fasse un cours de philosophie ? Sans avoir travaillé comme vous un demi-siècle, je me dis déjà : « A quoi bon ? » et je me réponds avec la devise de La Rochefoucauld : « C’est mon plaisir... » Quand on écrit avec le respect de soi-même et des autres, on n’est plus lu que par un petit groupe de fossiles, ceux qu’on appelait autrefois les honnêtes gens et qui disparaissent comme une goutte d’eau de rose dans l’océan saumâtre de la démocratie... Nous sommes condamnés de naissance à la conspiration du silence. Si cela peut vous consoler, j’ai le plaisir que vous avez eu si longtemps de lire dans les feuilles très publiques des articles doucereux qui commencent invariablement ainsi : « Un homme du monde qui

  1. Voyez Souvenirs d’un vieux critique, cinquième série, 1 voI. in-18 ; G. Lévy.