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A Armand de Pontmartin


6 mai 1884.

Mon cher maître,

Voici encore un volume d’Arlequin en attendant le livre, le livre qu’on doit toujours faire, qui court devant nous tout le long de la vie, après lequel on s’essouffle. Ces études sur le XVIIIe siècle russe ont déjà paru dans la Revue, mais elles sont nouvelles, puisqu’elles sont oubliées. Brunetière, qui aurait remporté le prix de mémoire sur Pic de la Mirandole, me disait l’autre jour dans un élan d’indignation : « Quel public ! pour lui tout ce qui est imprimé est inédit ! » Le mot caractérise assez bien l’insondable ignorance et la prodigieuse légèreté de ce grand public démocratique : je parie la tête de M. Grévy que si quelques centaines de vieux humanistes voulaient bien se donner le mot et garder le silence, une réimpression du Neveu de Rameau signée Bonnetain, avec préface d’Alexandre Dumas, serait menée tambour battant jusqu’au dixième mille par des lecteurs inconscients, à grand renfort d’articles dans la presse sur cette nouveauté...

Je voulais seulement vous demander de tenir sur les fonds de la Gazette le Fils de Pierre le Grand. — Me voici devenu un vieux routier parisien ; j’ai un peu dans tous les coins des amis ou des équivalents d’amis, auxquels je passe de temps en temps la casse et qui vont me repasser le séné dans des officines plus bruyantes à coup sûr que la vieille Gazette ; eh bien ! vous croirez sans peine qu’un seul article m’ira vraiment au cœur, celui qui viendra du vieil ami de la jeunesse et des débuts, du premier qui m’a encouragé et mis en selle. Autrefois je vous demandais mon tour en vers ; mais je suis arrivé à l’âge où il est dûment décédé,


Le poète mort jeune en qui l’homme survit.


Adieu, mon cher et respectable maître ; quand est-ce que je le repasserai ce pont d’Avignon où tout le monde passe ? Du moins la chanson a été prophétique pour la littérature française qui depuis bientôt un demi-siècle passe ce pont pour aller se faire juger. Mes amitiés à Henri et croyez encore aux sentiments d’attachement filial de

Votre toujours dévoué.