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avions été, par Balzac et par le Vieux Mélomane, ces chambrées éblouissantes de l’ancien Ventadour où Mme de Maufrigneuse et de Langeais, Rubempré, Rastignac, Lostalot, etc., écoutaient Mario, Tamburini et la Malibran. Je les évoquais hier et j’aurais voulu que votre père fut près de moi pour les évoquer encore mieux ; mais comme il aurait souffert dans la poésie de ses souvenirs ! Au théâtre lyrique, dans ce quartier bête, excentrique et démocratique, il n’y avait que de vaines ombres d’autrefois et les grossières réalités du présent. Sur la scène quelques polonais et batignolais, italianisés, aphones, gémissaient une œuvre sénile de Verdi ; dans les loges et à l’orchestre toute la Bourse, des figures connues de Galata, de Smyrne, d’Alexandrie ; çà et là quelques douairières en deuil du dernier roi de France.,..


Paris, 17 février 1884.

Mon cher ami,

Je n’ai pas répondu à votre carte, j’ai laissé à la Revue le soin de confondre vos soupçons injurieux... incessu patuit.

En ce moment je suis attelé à un travail sur une chronique espagnole, traduite et publiée par mon ami José-Maria de Heredia, gentilhomme cubain, grand poète, grand érudit, un des beaux fleurons de notre Ecole des Chartes. Vous êtes bien capable de ne pas même connaître de nom ce poète exquis. Ainsi, G. Boissier a trouvé cet été à Boulogne-sur-Mer une famille qui n’avait jamais entendu parler de Victor Hugo. Votre cas est plus excusable, car Heredia n’imprime pas : à la publicité de Lemerre il préfère spirituellement l’ancien jeu, le débit de ses sonnets dans les cénacles de lettres, dans les salons délicats, et cela lui a constitué déjà une notoriété poétique dans le Tout-Paris lettré. Il a fait huit ou dix des plus beaux vers de ce siècle : c’est quelque chose. En outre, quatre gros volumes de traductions et notes d’un ciselé à faire pâmer l’Ecole des Chartes. Tout cela n’est pas pour le gros public, mais assez d’autres se chargent de faire manger du foin à ce pachyderme.

Pour le Vieux Mélomane, j’ai à constater le succès très vif d’Hérodiade qui m’a fait grand plaisir, et le succès moins vif, mais réel cependant, de Manon, une Manon plus parisienne que l’original, qui ne se résout pas à passer l’Atlantique et meurt à Sainte-Adresse...

Adieu, mes amitiés au Rhône et cordiales poignées de main.