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au début de cette route de la vie tracée par un ingénieur de la vieille école qui ne ménage pas les pentes raides, mal entretenue par des cantonniers qui négligent de casser les pierres et où il faut faire soi-même ce dur métier à mesure qu’on avance. Je deviens mélancolique, c’est le voisinage de l’église d’Urrugne qui me dit l’heure avec la devise que vous savez.

Adieu, mon cher ami, et poignée de main.


Paris, 26 octobre 1883.

Mon cher ami,

Etes-vous mort ? Le soleil dévoreur a-t-il séché les encriers des Angles ? Moi, du moins, quand je n’écris pas, je donne de mes nouvelles avec les caractères de M. Quantin, A ce propos, que je vous raconte un événement invraisemblable qui rendra M. votre père stupide en sa qualité d’ancien rédacteur de la Revue. En rentrant à Paris, il y a quatre jours, je me fais conduire sans méfiance rue Bonaparte. Je mets la main sur ce bouton de porte qu’ont terni tant de sueurs froides ; la porte me résiste pour la première fois depuis dix ans : je lève le nez et j’aperçois cet écriteau ironique : Magasin à louer (sic). Magasin ! Ahuri je m’adresse au portier qui me renvoie rue de l’Université, n° 15. Là, je trouve un hôtel d’un cossu bourgeois, — au fond de la cour, au rez-de-chaussée, une galerie intimidante, genre Crédit Lyonnais, avec une perspective de cellules grillées et guichetées contenant des employés corrects penchés sur des pupitres neufs ; tout au bout, la caisse de Deschamps commandant fièrement cette perspective. Au premier, au lieu de l’antique et unique salle de rédaction où Mazade, Radau, Brunetière, et jadis de Mars, étaient réunis sous l’œil du maître, de petits bureaux isolés dans chacun desquels trônait, avec quelque chose de digne et de rajeuni, un des personnages susnommés, sauf de Mars bien entendu. Du reste les frais d’ameublement s’étaient bornés à partager entre ces trois chambrettes les trois chaises de l’ancienne salle commune. Plus haut, le cabinet de M. Buloz communiquant avec l’hôtel du fond de la cour. Voilà, mon cher ami, comment l’inéluctable loi de la transformation a atteint la Revue elle-même ; Paris a laissé passer inaperçu cet événement historique, comme il a distraitement regardé la démolition des Tuileries : pour moi, je suis encore mal remis de la stupeur où m’a plongé cette révolution...