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éventrement de malheureuses haridelles, ce qui est la note dégoûtante, barbare, et, à tout prendre, inutile du tableau ; les autres à la portugaise, ce qui est infiniment plus gracieux et intéressant. Dans la cuadrilla portugaise, les lourds picadores qui viennent faire saigner leurs rosses par le taureau sont remplacés par des caballeros élégants, montés sur des chevaux de luxe et qui doivent défendre leur monture, éviter le taureau. L’émotion n’y perd rien, car le danger pour l’homme est tout aussi grand, et l’on a en plus un spectacle noble et gracieux, des prodiges d’équitation au lieu d’une scène d’équarrissage. Mon Vélasquez sur son genêt blanc a été incomparable dans ses voltes de papillon ; un moment, sa capa rabattue par le vent l’a coiffé et il a été à moitié désarçonné ; on l’a cru perdu, mais il s’est tiré d’affaire avec un sang-froid merveilleux. Il n’y a eu de démoli qu’un pauvre diable d’homme de pied, avec le bonnet vert de nos forçats, quand nous avions des forçats ; une espèce d’Hercule qui a voulu faire le saut périlleux entre les cornes du taureau et a été foulé aux pieds par l’animal ; on l’a emporté sans connaissance dans la capella où attendent le prêtre et le médecin comme les pompiers de service dans nos coulisses ; il a pourtant fini par reparaître, les côtes tout en sang, tendant bravement son bonnet vert aux pesetas que lui jetait la foule.

Je m’étais placé dans les gradins du populaire, ce que nous appellerions le Paradis ; autour de moi, les femmes piaillaient avec des petits cris d’épouvante délicieuse, les enfants dansaient, les hommes applaudissaient le taureau espagnol, huaient les matadors portugais, — naturellement, — jetaient leurs bérets rouges dans l’arène. Un gros pêcheur de San-Sébastien chantait alternativement la polka de Farbach, regrettable concession au goût moderne, et le De profundis, ce qui était d’une gaîté plus espagnole. La fête a duré trois heures sans une minute d’entr’acte et mon attention n’a pas été lassée un instant. De combien de chefs-d’œuvre scéniques pourrait-on en dire autant ?

Maintenant vous allez m’appeler barbare et m’adresser les remontrances d’Augustin à Alypius. Eh bien ! j’ai réfléchi après, et tâché d’analyser mon impression. Je commence par dire qu’il vaut mieux et que j’aime sûrement mieux entendre une bonne pièce d’Augier jouée par Got et Coquelin ; mais j’estime que, tout bien pesé, la corrida est un spectacle moins stupide, moins malfaisant et démoralisant pour le public que nos opérettes