Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Adieu, cher ami, je trouverai, j’espère, de vos nouvelles à Bobrowo ; je serre votre main lointaine.


Bobrowo, 9 octobre 1882,

Mon cher ami,

Etes-vous mort ? Je n’en veux rien croire, car vous auriez dans cette hypothèse certainement eu l’attention de me faire prévenir de la chose. Je ne vous crois pas capable non plus d’adresser vos lettres comme un mien parent qui m’en a expédié deux avec cette suscription naïve : Bobrowo, Ukraine. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que lesdites lettres sont arrivées, après deux mois et demi de pérégrinations il est vrai ; ce n’en est pas moins pour la poste russe un tour de force équivalent à celui que ferait M. Cochery s’il vous rendait une lettre portant en termes russes cette mention : Les Angles, Languedoc...

Nous partirons pour Paris vers le 23 novembre, nouveau style. Jusque-là ma solitude automnale, hivernale même bientôt, sera un peu sévère. Je m’en console en chassant comme un enragé. La contrée est actuellement couverte de bécasses ; c’en est noir, comme dit Verger de Ventoux. J’en rapporte chaque matin une demi-douzaine.

Et l’autre jour, chez un voisin, nous avons tué huit loups, deux de plus qu’un roi catholique. Je travaille aussi un tantinet. La Revue va vous apporter un article sur l’exposition de Moscou et un autre sur le mouvement religieux en Russie qui fera crier dans Landerneau. Avez-vous remarqué les Trois morts, de Tolstoï ? On me dit que le Français n’a pas mordu à cette manière ; il faut peut-être vivre en Russie pour apprécier ce chef-d’œuvre d’analyse et de rendu. Je maintiens que c’est du bon naturalisme, un peu pâle peut-être pour le public de M. Huysmans ; j’ai lu de ce seigneur une petite plaquette bruxelloise, intitulée : A vau l’eau ! où il est surtout question « d’œufs qui fétidaient la vesce ; » c’est récréatif ! A vau l’eau ! quel bon titre pour un livre sur le temps présent !...

Quelles calamités nouvelles nous présage cette monstrueuse comète, qui promène sur le plancher de saphir son énorme balai d’or ? Les Russes sont impressionnés, car c’est, parait-il, celle de « l’année douze, » revenue sans se faire annoncer. J’espère qu’elle n’a rien à faire avec votre thème de nativité. Adieu, mon cher ami, à bientôt en France ; écrivez, ne m’oubliez pas.

A vous.