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l’imprévu de la vie et de l’âme avec ses mouvements contradictoires, donc il n’y a pas de drame, pas de roman.

J’attends impatiemment pour me refaire les Mémoires du Vieux Critique. Ma belle-mère arrivée hier a apporté dans l’île déserte quelques numéros du Figaro qui m’ont paru aussi vieillots, aussi démodés que ces numéros de l’Union que je lisais à Gourdan en prétendant toujours qu’ils étaient de l’année dernière. Un seul m’a intéressé qui parlait de mon héros. Mais je le soupçonne d’être terriblement de son Midi, « ce Parisien » qui parle avec tant d’aplomb de « rouler des lapereaux dans les rochers de Vaucluse. » Ah ! il ne faut pas me la faire, et ce Tartarin mériterait d’être condamné pour délit de fausses nouvelles. J’ai été au moment d’écrire avec indignation à Périvier qu’on ne tirait dans la Vaucluse que des casquettes et une tourde le dimanche.

Je ne relève pas cette gasconnade par mépris et parce que je tire des aigles dans les forêts d’Ukraine. Elles sont superbes, les forêts en pleine chanson de mai, insultantes de vie et de sève pour qui n’a plus vingt ans. Mais qui est-ce qui a vingt ans aujourd’hui ? Vous, peut-être, conservé dans vos rochers de Vaucluse. N’ai-je pas lu qu’on vous a montré un nègre sur la place Grillon, un ministre de l’Agriculture qui vient du pays des cannes à sucre ? C’est toujours ce coquin de Stendhal qui dit dans son livre ce mot si fin : « Le Directoire de Paris se donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui n’était pas médiocre. »

Adieu, mon cher ami, j’entends une espèce de serêno petit-russien qui circule autour de la maison en faisant grincer une crécelle ; ce qui me prouve qu’il est minuit passé ; très tard pour la vie de la Trappe et pour un homme qui doit demain à sept heures se remettre à la copie attendue rue Bonaparte. Vale ! Ne le soyez jamais de personne, ajouterait votre père, et ne m’oubliez pas.


Nijni Novgorod, 19 juillet 1882.

Mon cher ami,

Vous avez déjà compris la suscription de cette lettre. Comme le bon Théo, je n’ai pas voulu mourir sans avoir vu la localité qui réussit à entasser trois points sur deux syllabes. Je suis du reste arrivé quinze jours avant l’ouverture de la foire, ce qui est