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est résulté un gros volume de notes recueillies sans ordre et sans suite au hasard de l’heure, sous la tente, sur une table d’auberge ou un pont de bateau, sur le pommeau de la selle et le bât du chameau, sur les colonnes brisées de Baalbeck et de Karnak. Parfois la pluie ou les retards du voyage me laissaient le loisir de rêver et d’écrire : plus souvent, quand mes moukres attardés me pressaient de quitter l’étape, j’indiquais d’un mot des idées dont j’ai peine aujourd’hui à retrouver le fil. Enfin je vous l’ai rapporté comme je l’avais promis, ce pauvre compagnon bien sali, bien illisible, bien avarié par les pluies et les mois passés dans les fontes de ma selle. Alors vous m’avez dit : il faut publier cela !

Vous savez si j’ai bondi d’abord à l’idée de jeter dans une vitrine de libraire toutes ces intimités. Je vous ai opposé les mille raisons qui m’en devaient détourner. On croit communément en France que tout a été dit sur l’Orient, que le Sphinx a livré tous ses mystères, qu’il n’y a plus rien à faire de ce côté. A moi plus qu’à un autre il était téméraire de venir parler de la Palestine, quand de remarquables travaux signés du même nom qui figurera en tête de ce livre l’ont décrite avec tant de science et d’amour. Je serai forcément incomplet. Des convenances de situations, la nécessité de ne pas troubler l’œuvre laborieuse, faite surtout de prudence et d’abnégation, qui se poursuit ici, m’obligeront à réserver mes appréciations sur les hommes et les choses de la Turquie ; à glisser sur les côtés politiques, administratifs, sociaux et religieux que notre époque demande avant tout aux récits de voyage, vous le comprenez n’est-ce pas ? Mais le public qui n’est pas forcé d’entrer dans ces détails se montrera sévère pour ce livre tronqué. D’autre part, ces études naïvement écrites pour le demi-jour de l’amitié s’effrayent d’une publicité bruyante ; leurs recherches impartiales, partant audacieuses, blesseront bien des esprits, scandaliseront les uns, feront sourire les autres. Et puis, que viendraient-elles faire à l’heure présente, si rude aux lettres et aux choses de l’esprit ? Dans notre pays troublé, affolé de craintes et d’espérances, tout entier aux deuils d’hier, aux préoccupations d’aujourd’hui, aux incertitudes de demain, qui donc voudra s’égarer à ma suite dans le calme du désert ?

Je vous ai dit tout cela et vous ne m’avez pas fait grâce. Vous m’avez répondu avec raison, je l’avoue, que de cet Orient soi-disant si épuisé on ne sait pas le premier mot chez nous ; que