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Est-ce bien le même homme qui vous écrit aujourd’hui d’une chambre amoureusement capitonnée de tapis de Smyrne et prenant son jour sur le plus merveilleux panorama du monde ? Au-dessous de moi, la Corne d’Or disparaissant sous les navires pressés, et devant Stamboul la pointe du Sérail voilée sous les cyprès et les platanes, le dôme trapu de Sainte-Sophie ; à gauche, le Bosphore se perdant dans la mer de Marmara et les gradins étages de Scutari ; au second plan, les îles des Princes baignant mollement dans cette belle mer leurs coteaux tout semés de maisons grecques ; et, comme dernière ligne à l’horizon, la chaîne des montagnes de Bithynie dominée par les neiges de l’Olympe et encadrant ce tableau sans égal. Villes, mers, montagnes, tout ce qui fait la grâce et la splendeur d’un paysage s’y mêle, et ce qui donne un caractère unique à ce spectacle, c’est qu’on y sent la mer circuler de toutes parts, là même où on ne la voit pas ; dès qu’un rayon de soleil tombe d’aplomb à droite ou à gauche, il fait jaillir une flaque d’eau éclairée ; c’est une mer nouvelle qu’on ne soupçonnait pas, le golfe d’Ismith, un repli du Bosphore ou de la Marmara.

Cependant le soleil, un soleil de juin, entre turbulemment par la fenêtre grande ouverte et joue sur les vives couleurs de mes portières de Caramanie ; à peine si j’ai pu trouver un jour de lanterne sourde pour relire Novembre.

Donc, quel abime apparent entre le soldat prisonnier de Magdebourg et l’attaché d’ambassade de Constantinople ! et ce n’en est pas moins le même homme qui vous écrit, mon cher Henri, inquiet, assombri, merveilleusement habile à se torturer lui-même, faisant peu d’estime de sa brillante position, et ne désirant pas autre chose, sûr qu’il est d’être aussitôt las de tout... En somme, cette existence que vous semblez croire si éblouissante et qui l’a été en effet un moment à Thérapia, ne s’est jamais tant rapprochée de celle de Gourdan ; depuis que nous sommes à la ville, je ne quitte guère ma table de travail, sauf pour faire quelques promenades solitaires à cheval dans Stamboul ; le soir, même quand je ne vais pas dans le salon où se passent depuis bien des mois les seules bonnes heures de ma vie, je reste à écrire sous ma petite lampe, tandis que mes camarades sont au théâtre ou ailleurs, et au milieu des mêmes vieux livres que vous savez, il ne tient qu’à moi de me croire encore dans la sombre bibliothèque où naissaient les vers d’Ugolin