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lumière incomparable, le coup de fouet de l’air qui vous pince jusque sous vos fourrures, tout s’harmonise avec l’occasion de cette journée et avec l’excitation de la foule qui emplit le Bowl. Imaginez un immense ovale en ciment armé. Depuis le « gril, » ou espace gazonné où va se jouer la partie, jusqu’au sommet du mur de vingt mètres de haut, ce ne sont que gradins où s’entassent les spectateurs, au nombre de soixante-dix mille. Et ils sont tellement pressés qu’on ne distingue plus ni travées ni sièges. De loin, on n’aperçoit qu’un réseau de têtes, comme un prodigieux tricot de perles multicolores où dominent, du côté de Princeton des taches oranges, du côté de Yale des taches bleues. Parfois, on voit ce tissu, sous un frémissement d’impatience, onduler comme si une main invisible l’agitait. C’est la passion de cette foule qui va surtout m’intéresser. Elle éclate en cris et en applaudissements dès que les « onze » pénètrent en courant sur le terrain et s’exercent en attendant le signal. Et elle ne cesse pas de se maintenir au diapason aigu, tant que durent les passes qui vont décider de la victoire. Le jeu, tel qu’il est conduit, n’a pourtant rien qui explique cet enthousiasme. Les deux équipes sont de même force et, sachant qu’un avantage pris par l’une sera probablement décisif, elles ont adopté une tactique très prudente. Aussi ne voit-on pas ces mêlées rapides et violentes, ces coups d’audace qui seuls pourraient apporter de l’animation. Accroupis sur leurs jarrets, prêts à bondir pour parer aux coups dangereux, la plupart des joueurs sont groupés auprès de la ligne centrale, comme des chasseurs à l’affût. Dès que le ballon est mis en mouvement, il ne va guère loin. Tigres et bouledogues ne forment plus qu’une masse confuse qui lutte à terre, procédant par puissantes pesées, et, quand ils réussissent à se déplacer, c’est de quelques mètres à peine. Si, par hasard, sous un coup de bélier, la masse roule et se rapproche de l’un des buts, presque aussitôt, en un sursaut d’énergie, le côté qui a reculé réussit à repousser l’autre vers le centre. Et la partie se poursuit monotone, coupée seulement de brefs avantages qui permettent de marquer quelques points.

Mais il n’importe ! la foule dans cette monotonie trouve l’occasion de multiples émois. A la moindre avance, au moindre déplacement du ballon, elle vibre. Elle est soulevée par la plus infime péripétie. Les visages crispés sont penchés sur le rectangle de gazon où grouille lourdement ce paquet de corps