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suivre le jeu sans avoir à payer les deux dollars d’entrée. Cependant, dans les maisons, des luncheons debout mettent un va-et-vient d’invités qui entrent, causent, mangent, sortent. Car rares sont les familles touchant à l’Université qui ne tiennent pas table ouverte. Et enfin, c’est le départ pour le stade. Les avenues sont littéralement noires d’automobiles. On y voit toutes les marques depuis les luxueuses Renault jusqu’aux grinçantes Ford. Elles vont sur deux et trois files, et la presse est si grande que l’on n’avance que par petits bonds saccadés derrière la voiture qui vous précède, laquelle a l’air de sauter sur place.

On arrive tout de même et nous pénétrons dans le Bowl. Le spectacle est saisissant. Le cadre, il est vrai, est digne de cette fête gigantesque. Dans le fond, l’East Rock dresse sa muraille abrupte et toute rose. Un peu plus loin, le Géant, — une montagne où l’imagination populaire a cru discerner la forme d’un homme endormi, — s’étale paresseusement sous la végétation qui le recouvre comme d’un manteau bleu. Et quel bel après-midi ! C’est une des dernières journées de l’Indian Summer [1], froide, mais d’une splendeur presque brutale. L’automne n’a pas en Amérique cet aspect mélancolique que prend la nature dans les pays d’humidité et de brumes comme la Bretagne ou l’Angleterre. Au sortir de l’été, dont les brûlures ont calciné le sol et laissé sur les gazons de larges taches roussâtres, c’est comme une renaissance. Avec une ardeur juvénile, la nature s’insurge contre le sommeil dont elle se sent menacée. Hier c’était, semblait-il, l’arrivée fatale de l’hiver et de ses grisailles, et voilà que brusquement s’allume, à tous les points de l’horizon ? un incendie de couleurs violentes : des jaunes vifs, des roux et surtout des rouges, toute la gamme des rouges, depuis la teinte brique des érables et des sumacs jusqu’aux roses délicats de petits arbustes qui jouent, en sous-ton, leur partie dans cette symphonie de flamme et de sang. Et sur cet envahissement de couleurs vibre la plus subtile des lumières, une lumière si claire qu’elle en est comme liquide et qu’elle laque toutes choses, depuis les feuilles qui la réfléchissent jusqu’au ciel bleu turquoise qui l’absorbe éperdument.

La crudité des tons, l’exhilarante ardeur qui émane de cette

  1. C’est le nom que Ton donne, en Amérique, à une saison très ensoleillée qui se place généralement vers la fin de l’automne.