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désir de l’originalité. J’aurais voulu trouver quelquefois plus de résistance à mes idées, moins de soumission admirative. Chose curieuse, ces jeunes gens capables de se jeter follement dans une bataille, ces aventuriers-nés qui prennent un plaisir sauvage à surmonter les obstacles réels, sont presque pusillanimes, quand il leur faut engager la lutte avec les idées.

Cela tient sans doute à ce qu’ils sont entraînés à apprendre plus qu’à méditer. C’est ici une tendance de l’éducation qui, pour être poussée à l’excès, se retourne contre le but poursuivi. A tous les degrés de l’enseignement, on recommande de ne jamais perdre de vue le réel. Que ce soit dans une narration, dans un dessin, en mathématiques, en histoire, toujours le même souci apparaît de rendre les connaissances d’utilisation pratique. Tout ce qui est purement livresque est condamné ; tout ce qui s’appuie sur l’observation est préconisé. Ainsi naît, peu à peu, chez l’enfant, l’idée que dans tout travail de l’esprit les faits sont l’essentiel, que, sans eux, il n’y a pas de pensée qui vaille. Grande vérité en soi, mais qui mène par une pente traîtresse vers cette erreur que les faits importent plus que la pensée, que ce sont les seules choses qui importent. Les meilleurs se révoltent contre ce dogme étroit ; un grand nombre, j’en ai peur, l’acceptent dévotement, comme indiscutable. On le voit bien à l’avidité avec laquelle dans les journaux, dans les conférences, le public recherche les détails concrets, les anecdotes, bref ce que l’on appelle l’ « information. » On le voit encore à ce goût de la statistique qui est général, — et dans cet art les Américains sont d’ailleurs passés maîtres. Or, qu’est la statistique, sinon l’idolâtrie des faits multiples érigée en science ?

Cette habitude de compter avec la réalité et de la respecter a une conséquence heureuse pour tous ceux qui se destinent aux affaires : elle forme des hommes avisés, clairvoyants, de jugement ferme et capables de prévoir, — doués en un mot de toutes les qualités nécessaires pour réussir dans un monde où chaque erreur se paie. Mais en même temps s’évanouit le désir de tirer des faits la signification abstraite qu’ils contiennent. La révérence que l’on professe pour eux est si entière que de leur masse on n’en voudrait pas extraire un seul pour le sacrifier même au profit d’une idée. De peur de perdre pied dans les insondables profondeurs de l’invérifiable, on se détourne volontiers des généralisations. A quoi servent les synthèses quand