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bout d’un lustre. Au delà de vingt ans, le taillis perd, en ce sens qu’il se gêne, ne s’étoffe plus, occupe la souche sans profit, retarde le renouvellement des brins. Enfin, toute tête qui n’est point rafraîchie à temps par la taille se fatigue. Je n’ai pu faire autrement. L’inquiétude générale a gagné nos marchés. L’écoulement de ce qui n’est pas denrée alimentaire est difficile.

Je verrai pour la troisième fois exploiter ce coin de terre. C’est un plateau légèrement renflé, orienté vers l’Est, qui descend en pentes rapides de tous côtés, sauf au couchant où il continue le relief du sol environnant. Je l’ai connu d’abord en futaie de hêtres, puis en taillis comme aujourd’hui. Les hêtres se pressaient là comme un peuple. Tout un peuple debout, fait d’arbres magnifiques, aux troncs lisses, marbrés de blanc et de vert, de la stature et du volume de fûts de temples, immobiles comme eux, portant à hauteur de voûte des plafonds plats de branches enchevêtrées, dont une ombre froide tombait en averse muette. C’était dans la direction du plateau, au milieu, qu’ils se montraient le plus imposants. Face à face, laissant entre eux une allée large de plusieurs mètres, ils régnaient sur deux rangs prolongés. Route herbeuse unique, avec ses colonnades vives que l’on voyait de loin mener vers l’étendue ouverte irradiée de jour. Enfant, j’appelais cette voie végétale : le chemin de lumière. Il y avait là, pour moi, dans cette futaie, des enchantements sans pareils. Levers et couchers d’astres, le matin, le soir, à la nuit ; jeux d’ombres et de rayons sur ces piliers polis, sous ces nefs épaisses, qui leur donnaient un visage de monument ; rumeur ou gémissement du vent rompu et tamisé par les cimes, parmi un ruissellement continu de sons ; voix des choses, des bêtes, de l’homme proche qui s’y répandaient en échos ; sanglot cristallin d’une source, tombant dans sa coupe d’argile ; frémissements du sous-bois au passage d’un gibier ; cri aigu d’un martin-pêcheur, niché au bord de l’eau, qui se levait soudain et fuyait, éclair bleu dans l’ombre verte ; tout était émerveillement journalier… Je passais là mes jours libres. J’y comptais des gîtes et des demeures, à la façon des animaux et des hommes, j’y traînais des pièges et des armes de bois, j’y vivais des histoires sans fin d’Indiens… Mais rien ne dure… Un soir d’automne, mon père, qui aimait à revenir de sa promenade à cheval par le chemin de lumière,