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chanter son instrument ou lire Horace, là n’était point toute l’occupation de ce cadet. Il tenait encore, il rédigeait « le Livre de Raison. » Nos pères désignaient sous ce mot le journal de famille, mi-agenda, mi-mémorial où, à côté des comptes hebdomadaires et mensuels, paie des ouvriers, ventes et achats, dépenses de la maison, on lisait le relevé des faits saillants intéressant le domaine, au sujet du bétail, des travaux effectués, des exploitations projetées ; comme aussi l’exposé des améliorations obtenues et des expériences poursuivies ; comme enfin le récit des événements domestiques : naissances, mariages, morts, sans parler des surprises de la vie. Il contenait souvent une autre partie encore, toute intime, toute d’avertissements des pères à leurs fils, à l’aîné surtout en qui s’incarnait la tradition, de conseils qui traitaient des préoccupations matérielles et morales de l’homme à la tête d’une maison, et s’inspiraient à la fois de méthodes de culture et de principes de conduite. C’était comme autant de jalons plantés sur le chemin parcouru pour indiquer le sens de la marche depuis l’origine, pour inculquer l’instinct de prévoyance et l’idée de suite, aiguiller la race vers l’avenir. Celle-ci progressait ainsi sur un bien sagement administré, dans une maison « gouvernée » soigneusement, à l’abri d’un toit respecté, dans une atmosphère où se respiraient l’économie, l’ordre, la tempérance, la chasteté, qui seules mènent loin les lignées… Je sais tel feuillet sur la foi en la Providence qui n’a pu être écrit que dans le silence de toute autre pensée, seul à seul avec son espérance, au soir de la vie, alors que l’on entend avec l’oreille de l’âme les morts de votre sang vous appeler…

En remontant parmi les pages, en dehors de ces notes émouvantes, on rencontre des détails d’administration et d’organisation, d’enfantement quotidien, où le souci du sol est si constant et profond qu’il en devient évocateur. Et l’on voit l’aménagement d’un jardin potager, dont le tracé se dessine de jour en jour, avec les allées à angle droit divisant les planches ; les arbres fruitiers en ligne au milieu des carreaux ; les bordures de buis où les soirs d’orage, l’été, on ira chercher des escargots à la lueur des lanternes ; et la charmille, en marge de la pièce, vers le couchant, plantée de petits pieds arrachés dans le bois, que l’on dirigera en tonnelle continue appelée « cabinet de verdure, » lieu futur de causeries à l’ombre,