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LE LIVRE DE RAISON

Je le continue après plus de cent ans. Le dernier feuillet date de 1820. Il est de la main d’un arrière-grand-parent, ancien officier de voltigeurs qui, au retour de l’Épopée, déjà dans son âge mûr, en sa qualité de cadet, avait pris chez son frère aîné dans la vieille maison paternelle son dernier billet de logement. Dans la France d’autrefois, les fils puinés restés célibataires, qui n’avaient point fait fortune, revenaient au foyer familial chercher asile. Le voltigeur apparut donc un soir sans s’annoncer, après avoir passé dix ans pour mort. Il embrassa son frère, s’inclina devant sa belle-sœur, visita la chambre qu’il allait occuper, ouvrit sa serviette, soupa, et puis tira sa chaise au coin du feu et, poussant ses pieds vers les chenets, commença tout de suite pour ses neveux l’histoire de ses campagnes. Il devait la reprendre bien souvent depuis, assis devant l’âtre, comme fasciné par l’ombre immortelle du Héros.

C’était un homme de stature moyenne, dru de muscles, énergique, infatigable, avec des traits mats, aquilins, animés d’yeux ardents gris bleus qui regardaient en face, attentivement, comme sur le champ de bataille. Il disait volontiers de lui : « Je suis le type du fantassin français. » Au moral, instruit, lettré, amant de l’antiquité, lecteur impénitent d’Horace, et se piquant d’art, de musique surtout. Il jouait du violon avec méthode et sentiment, il possédait un son émouvant. Il avait enfin souci d’élégance sans affectation, en particulier les dimanches et fêtes où il restait fidèle à l’habit gros bleu à boutons de cuivre. Il passait pour courtois avec les hommes quoique distant et, bien que revenu des choses de la chair, sinon du cœur, pour galant avec les femmes. De sa vie agitée,