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Ce qu’il y a de rationalisme dans la Réforme ne me plaît nullement ; j’en aurai toujours en moi plus que je ne voudrais, mais je ne suis pas tenté, en devenant chrétien, d’être chrétien révolutionnaire, j’ai bien assez de révolution autour de moi. »

Pareille lettre ne laissa pas que de surprendre et même d’inquiéter celle à qui elle était adressée. Par une bizarre anomalie, dont on doit peut-être chercher la cause dans un état de déséquilibre nerveux, résultat de tares héréditaires, Christine Trivulce est une âme à la fois sceptique et religieuse. Des crises de mysticisme ont troublé son enfance ; on la voit pratiquer scrupuleusement par accès, puis, sans transition, afficher soudain une complète indépendance de pensée. Rien de fixe, d’arrêté dans sa foi, sinon une terreur invincible de la mort, et la stricte observance messied à son indiscipline.

Jugeant son « frère » victime d’obsessions pernicieuses, elle réplique à ses épanchements par une leçon de théologie assez pédantesque, où se reconnaît l’auteur de l’Essai sur la formation du dogme catholique et qui constitue un « sermon d’impiété » au moins inattendu sous la plume d’une femme qui, pour aller faire ses Pâques [1], vient d’accomplir en terre musulmane un difficile et fatigant voyage de trois jours.

Augustin Thierry était trop accoutumé aux variations subites de sa versatile amie, pour s’étonner beaucoup de l’accueil fâcheux qu’elle réservait à sa confiance. Déplorant néanmoins d’être si mal compris, il protesta que sa liberté morale demeurait absolue, qu’il ne subissait aucune contrainte et que son consentement de principe ne signifiait pas abdication de sa raison, ni reniement complet de ses idées.

Sa réponse nous éclaire à souhait sur son état d’esprit durant cette période de son évolution religieuse :

« Votre imagination, ma chère sœur, s’est emportée bien au delà des faits, à propos de ce que vous appelez ma conversion. Il n’y a là rien autre chose qu’un besoin moral qui se fait sentir à beaucoup de philosophes arrivés à mon âge, dans un état de santé bien moins triste que le mien. Si vous étiez

  1. « Votre lettre du 26 mars est venue me trouver en ville où j’étais allée faire mes Pâques, car, quoiqu’en Turquie, je possède à trois jours de chez moi une église chrétienne, des prêtres et une communauté de quelques mille Grecs catholiques, non romains. C’est à Saffran-Bolo que s’abritent ces reliques des temps anciens et je doute fort que vous trouviez sur votre carte, le nom de ma capitale. » (Ciuq-Maq Ogiou, 24 avril 1851).