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lui permettre de continuer l’œuvre si miraculeusement conduite. Voilà pourquoi trépignait-il d’impatience en attendant son ami Perlet et s’évertuait-il à lui ménager une réception digne d’un si bon serviteur de la monarchie légitime.

Le mouchard, on l’a dit, était en route ; mais il s’attardait, hésitant encore à poursuivre son chemin, tant il avait peine à se figurer que, surtout après le piège tendu à Vitel, il pût se rencontrer des gens assez naïfs pour prendre au sérieux sa cafardise. Tel était aussi l’avis de ses chefs : — « Si Fauche-Borel ne veut pas tendre un piège à l’agent de Paris en l’attirant à Londres, on ne peut se faire l’idée d’une crédulité si stupide et si obstinée, » notait Desmarest au Bulletin de Police. Ainsi donc, en expédiant Perlet en Angleterre, Dubois, Veyrat, Desmarest et Fouché étaient persuadés qu’il n’en reviendrait pas : c’était bien cette impression qu’emportait Perlet lui-même et qui l’incitait à ne point se hâter. Il avait pris par le plus long. Après dix jours de voyage, il se trouvait à Rotterdam et adressait de là à Desmarest un mot rapide : — « Arrivé ici en très bonne santé, muni d’excellentes recommandations et d’une bonne lettre de crédit... grandes difficultés pour suivre ma route... il m’en coûte beaucoup plus que je ne comptais... j’espère réussir... comptez, monsieur, sur mon zèle et mon dévouement. » Il allait donc s’embarquer, au début d’avril, pour l’Angleterre, et Fauche, pressentant que son cher ami approchait, se préparait à le festoyer et à l’exhiber orgueilleusement, quand lui fut asséné un coup dont il faillit ne pas se relever : l’ordre lui fut signifié de quitter l’Angleterre !

Banni, Fauche-Borel ! Pour lui une sentence de déportation était un arrêt de mort. Sous quel ciel, en effet, en quelle terre pourrait-il se réfugier ? Le continent tout entier gémissait sous l’étreinte de Bonaparte, ce rival contre lequel le libraire neuchâtelois soutenait depuis tant d’années une lutte de toutes les heures : l’Angleterre, pour prix de ses services, le livrait donc à cet ennemi féroce qui l’avait retenu trente mois prisonnier et ne se consolait pas de l’avoir laissé échapper ! Tel fut le thème des imprécations de Fauche, chancelant sous le choc et appelant toutes les foudres du ciel sur les perfides ennemis auteurs de cette disgrâce. On lui conseilla de se taire et de quitter Londres sur le champ, afin d’éviter l’expulsion brutale. Quitter Londres ! Au moment précis où Perlet allait paraître ! Quel crève-cœur !