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devinez lequel. Mais je manquerais à la confiance que vous m’avez toujours témoignée, si je ne vous avouais pas que tous les symptômes qui me frappent depuis quelques semaines, le désarroi que j’observe chez les meilleurs esprits, l’anxiété que je constate chez vos plus fidèles sujets, m’effraient pour l’avenir de la Russie.

— Je sais qu’on s’agite beaucoup dans les salons de Pétrograd.

Et, sans me laisser le temps de relever ces mots, il me demande d’un air détaché :

— Que devient notre ami Ferdinand de Bulgarie ?

Du ton le plus froidement officiel, je réponds :

— Depuis de longs mois, je n’ai rien appris de lui, Sire.

Et je me tais.

Avec sa timidité et sa gaucherie habituelles, l’Empereur ne trouve rien à dire. Un lourd silence pèse sur nous deux. Cependant, il ne me congédie pas, ne voulant pas sans doute que je le quitte sous une impression pénible. Peu à peu, son visage se détend et s’éclaire d’un sourire mélancolique. J’ai pitié de lui et je viens au secours de son mutisme. Sur la table près de laquelle nous sommes assis, j’avise une dizaine de volumes somptueusement reliés au chiffre de Napoléon Ier :

— Votre Majesté a eu pour l’ambassadeur de France une délicate attention, en s’entourant aujourd’hui de ces livres. Napoléon est un grand maître à consulter dans les circonstances critiques ; c’est l’homme qui a fait le plus de violence au destin.

— Aussi, j’ai un culte pour lui.

Je retiens sur mes lèvres cette réplique : « Oh ! un culte bien platonique ! » Mais l’Empereur se lève et me conduit jusqu’à la porte, en me tenant longtemps la main, dans un geste affectueux. Tandis que le train impérial me ramène à Pétrograd, au travers d’une bourrasque de neige, les souvenirs de cette audience se résument en moi. Les paroles de l’Empereur, ses silences, ses réticences, sa physionomie grave et contractée, son regard insaisissable et lointain, la fermeture de sa pensée tout le vague et l’énigmatique de sa personne, me confirment dans une idée qui me hante depuis quelques mois : c’est que l’Empereur se sent débordé et dominé par les événements, qu’il n’a plus foi dans sa mission ni dans son œuvre ; qu’il a, pour ainsi dire, abdiqué intérieurement ; qu’il est désormais résigné à la catastrophe et prêt au sacrifie. Son dernier Prikaze à