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Tsarskoïé-Sélo par le maître des cérémonies Téplow, qui m’a accompagné de Pétrograd dans le train impérial. Le prince Dolgoroukow, maréchal de la Cour, et l’aide de camp de service, me reçoivent à la porte du premier salon.

Arrivés dans la bibliothèque qui précède le cabinet de l’Empereur et où l’Éthiopien de garde monte sa faction immuable, nous causons pendant une dizaine de minutes. Nous parlons de la guerre et du très long temps qu’elle durera encore ; nous affirmons notre foi dans la victoire finale ; nous reconnaissons la nécessité de nous déclarer plus résolus que jamais à abattre la puissance germanique, etc. Mais le ferme langage de mes interlocuteurs est démenti par l’expression morne et inquiète de leur visage, par ce conseil muet que je lis dans leurs yeux : « De grâce, parlez franchement à Sa Majesté ! »

L’Éthiopien ouvre la porte.

Dès l’entrée, je suis frappé par l’aspect fatigué de l’Empereur, par sa physionomie tendue et absorbée.

— J’ai prié Votre Majesté de me recevoir, lui dis-je, parce que j’ai toujours trouvé auprès d’Elle beaucoup de réconfort et que j’en ai grand besoin aujourd’hui.

D’une voix sans timbre, que je ne lui connaissais pas, il me répond :

— Je suis toujours obstinément résolu à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire, jusqu’à une victoire décisive et complète. Vous avez lu mon récent Prikaze à l’armée ?

— Oui, certes, et j’ai admiré l’esprit de confiance, d’inébranlable énergie, que respire ce document. Mais, entre cette affirmation éclatante de votre volonté souveraine et la réalité des faits, quelle distance, quel abîme !

L’Empereur me regarde d’un œil méfiant. Je poursuis :

— Dans ce Prikaze, vous proclamez votre inflexible résolution de conquérir Constantinople. Mais comment vos armées y parviendront-elles ? N’êtes-vous pas effrayé de ce qui se passe en Roumanie ?... Si le recul des troupes russes n’est pas arrêté immédiatement, c’est toute la Moldavie qu’elles devront bientôt évacuer pour se retirer derrière le Pruth ou même le Dniester. Et ne craignez-vous pas, dans ce cas, que l’Allemagne n’organise un Gouvernement provisoire à Bucarest, n’élève sur le trône un autre Hohenzollern et ne fasse la paix avec une Roumanie ainsi reconstituée ?