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d’attaquer en face le robuste moujik, qui l’écraserait d’un coup de poing. Pourtant, il n’y a plus une minute à perdre. D’une seconde à l’autre, Raspoutine peut s’apercevoir qu’il est tombé dans un guet-apens, saisir son adversaire à la gorge et se sauver en lui passant sur le corps.

Redevenu parfaitement maître de soi, Youssoupow dit :

— Puisque tu es debout, passons dans la pièce à côté. Je veux te montrer un très beau crucifix italien de la Renaissance, que j’ai acheté récemment.

— Oui, montre-le-moi ; on ne saurait trop regarder l’image de Noire-Seigneur crucifié !

Ils passent dans la pièce voisine.

— Tiens ! Regarde, sur cette table, dit Youssoupow ; est-ce beau !

Tandis que Raspoutine se penche sur l’effigie sainte, Youssoupow se place à sa gauche et, presque à bout portant, il lui tire deux coups de revolver dans les côtes.

Raspoutine pousse un cri :

— Ah !

Et il s’affaisse tout d’une masse.

Youssoupow s’incline sur le corps, tâte le pouls, examine l’œil en soulevant la paupière et ne constate plus aucun signe de vie. Au bruit de la détonation, les complices d’en haut descendent brusquement. Le grand-duc Dimitry déclare :

— Maintenant, il faut vite le jeter à l’eau... Je vais chercher mon auto.

Ses compagnons remontent à l’étage supérieur, afin de combiner le transport du cadavre.

Une dizaine de minutes plus tard, Youssoupow rentre dans le salon du bas, pour y contempler sa victime. Il recule d’horreur.

Raspoutine est à demi relevé, s’appuyant sur les mains. D’un effort suprême il se redresse, abat sa lourde poigne sur l’épaule de Youssoupow et lui arrache son épaulette, en proférant avec un dernier souffle de voix :

— Misérable !... Demain, tu seras pendu ! Car je vais tout dire à l’Impératrice !

Youssoupow se dégage à grand’peine, sort du salon en courant, remonte à l’étage supérieur. Et, blême, couvert de sang, la voix étranglée, il crie à ses complices :

— Il vit encore !... Il m’a parlé !...