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Mais, comme la pendule sonne déjà une heure du matin, Grichka s’énerve tout à coup et, d’un ton grossier, il s’écrie :

— Ah çà ! elle ne descend donc pas, ta femme I... Tu sais que je n’ai pas l’habitude d’attendre. Personne ne se permet de me faire attendre, personne... pas même l’Impératrice.

Sachant comme Raspoutine est prompt à la colère, le prince Félix balbutie doucereusement :

— Si, dans quelques minutes, Irène n’est pas là, j’irai la chercher.

— Tu feras bien ; car je commence à m’embêter ici.

D’un air dégagé mais la gorge étreinte, Youssoupow essaie de renouer la conversation. Soudain, le staretz vide son verre. Et, faisant claquer sa langue, il dit :

— Ton marsala est délicieux. J’en boirais bien encore !

D’un geste machinal, Youssoupow emplit, non pas le verre que lui tend Grichka, mais les deux autres verres qui contiennent le reste du cyanure.

Raspoutine saisit l’un et l’absorbe d’un trait. Youssoupow s’attend à voir sa victime défaillir, s’écrouler.

Mais le poison ne produit toujours pas d’effet.

Troisième rasade. Aucun effet non plus.

L’assassin, qui jusque-là s’est montré remarquable de sang-froid et d’aisance, commence à se troubler. Sous le prétexte d’aller chercher la princesse Irène, il sort du salon et monte à l’étage supérieur, afin de consulter ses complices.

Le conciliabule est bref. Pourichkiéwitch se prononce, avec autorité, pour qu’on brusque le dénouement.

— Sinon, déclare-t-il, le gredin va nous échapper. Et comme il est, pour le moins, à demi empoisonné, nous porterons toutes les conséquences de l’assassinat, sans en avoir le profit.

— Mais je n’ai pas de revolver ! reprend Youssoupow.

— Voici le mien ! répond le grand-duc Dimitry.

Youssoupow redescend au rez-de-chaussée, tenant le revolver du Grand-Duc dans sa main gauche, derrière son dos.

— Ma femme est désolée de t’avoir fait attendre, dit-il ; ses invités viennent seulement de partir : elle me suit.

Mais Raspoutine l’écoute à peine ; il marche de long en large, soufflant, éructant. Le cyanure agit.

Youssoupow hésite néanmoins à se servir de son arme. S’il manquait son coup !... Frêle et efféminé comme il est, il craint