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l’intimité pour causer tranquillement avec toi. Ne veux-tu pas venir prendre le thé demain soir à la maison ? Tu viendrais un peu tard, vers onze heures et demie ; car nous avons ma belle-mère à dîner ; mais elle sera certainement partie à cette heure-là.

L’idée d’entrer en rapports avec la très jolie princesse Irène, Fille du grand-duc Alexandre-Michaïlowitch et nièce de l’Empereur, a tout de suite aguiché Raspoutine, qui a promis de venir. D’ailleurs, contrairement à l’assertion de Youssoupow, la princesse Irène se trouvait encore en Crimée.

Le lendemain, 29 décembre, vers 11 heures, tous les conjurés se sont réunis au palais Youssoupow, dans un des salons du premier étage où un souper était servi. Le prince Félix avait ainsi autour de lui le grand-duc Dimitry, le député à la Douma Pourichkiéwitch, le capitaine Soukhotine et un médecin polonais, le docteur Stanislas de Lazovert, préposé à l’un des grands services sanitaires de l’armée. Quoi que l’on ait raconté, il n’y a eu ce soir-là aucune orgie au palais Youssoupow ; aucune femme, ni la princesse R..., ni Mme D..., ni la comtesse P..., ni la danseuse Karally n’assistaient à la réunion.

A onze heures et quart, le prince Félix s’est fait conduire en automobile chez Raspoutine, qui demeure rue Gorokhowaïa, n° 68, à deux kilomètres environ de la Moïka.

Youssoupow gravit à tâtons l’escalier de Raspoutine : car les lumières de l’immeuble sont éteintes et la nuit est des plus sombres. Dans cette obscurité, il ne se reconnaît plus. A l’instant de sonner, il craint de s’être trompé de porte et même d’étage. Alors il prononce mentalement : » Si je me trompe, c’est que le sort est contre moi et que Raspoutine doit vivre. »

Il sonne. C’est Raspoutine lui-même qui ouvre la porte ; sa fidèle servante, Dounia, le suit.

— Je viens te chercher, Père, comme c’était convenu, dit Youssoupow ; j’ai ma voiture en bas.

Et, dans un élan de cordialité, selon la mode russe, il donne au staretz un gros baiser sur la bouche.

L’autre, méfiant par instinct, se récrie d’un ton goguenard :

— Quel baiser tu me donnes-là, petit !... J’espère bien que ce n’est pas le baiser de Judas... Allons, en route ! Passe devant !... Adieu, Dounia !

Dix minutes plus tard, c’est-à-dire vers minuit, ils descendent de voiture au palais de la Moïka,