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— Je sais seulement que Raspoutine a disparu ; je présume qu’il a été assassiné. Je ne peux rien savoir de plus : c’est le chef de l’Okhrana qui a pris l’affaire en mains...



Dimanche, 31 décembre.

Le corps de Raspoutine demeure introuvable.

L’Impératrice est affolée de douleur ; elle a supplié l’Empereur, qui est à Mohilew, de revenir immédiatement auprès d’elle.

On me confirme que les assassins sont le prince Félix Youssoupow, le grand-duc Dimitry et Pourichkiéwitch. Aucune dame n’aurait assisté au souper. Alors, comment Raspoutine a-t-il été attiré au palais Youssoupow ?...

A en juger par le peu que je sais, c’est la présence de Pourichkiéwitch qui confère au drame sa véritable signification, son haut intérêt politique. Le grand-duc Dimitry est un élégant jeune homme de vingt-cinq ans, énergique, fervent patriote, capable de bravoure dans un jour de bataille, mais léger, impulsif et qui me semble s’être inconsidérément fourvoyé dans cette aventure. Le prince Félix Youssoupow, qui a vingt-neuf ans, est doué d’une intelligence vive et de goûts esthétiques ; mais son dilettantisme se plaît un peu trop aux fantaisies perverses, aux images littéraires du Vice et de la Mort : je crains donc qu’il n’ait vu surtout, dans l’assassinat de Raspoutine, un scénario digne de son auteur préféré, Oscar Wilde. En tout cas, ses instincts, son visage, ses allures, le font ressembler beaucoup plus au héros de Dorian Gray qu’à Brutus ou à Lorenzaccio.

Pourichkiéwitch, qui a dépassé la cinquantaine, est au contraire, un homme de doctrine et d’action. Il s’est fait le champion de l’absolutisme orthodoxe. Il soutient, avec autant de véhémence que de talent, la thèse du « Tsar autocrate, envoyé de Dieu. » En 1905, il présidait la fameuse ligue réactionnaire, l’Union du peuple russe, et c’est lui qui a inspiré, dirigé, les terribles pogroms contre les Juifs. Sa participation à l’assassinat de Raspoutine éclaire toute la conduite de l’extrême-droite, en ces derniers temps ; elle signifie que les partisans de l’autocratisme, se sentant menacés par les folies de l’Impératrice, sont résolus à se défendre malgré l’Empereur et, au besoin, contre lui.