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— Désormais, rien n’arrêtera plus la marche victorieuse de nos armées !... Le jour de la Noël, nous entrerons à Constantinople !... Avant trois mois, nous serons à Berlin !.. C’est Constantinople surtout qui me ravit ; car, entre nous, on oubliait un peu le testament de Pierre le Grand et Sainte-Sophie, etc.

Le dîner fini, j’emmène B... dans mon auto chez une de nos amies, qui habite au canal de l’Amirauté, et je lui demande :

— Maintenant, parlez-moi sérieusement... Que pensez-vous du renvoi de Sturmer ?

Il réfléchit une minute ; puis, très gravement, il prononce :

— M. Sturmer est un grand citoyen qui s’est efforcé d’arrêter son pays sur la pente funeste où on l’a follement engagé et au bout de laquelle il ne peut plus trouver que la défaite, la honte, la ruine et la révolution,

— Vraiment, vous êtes aussi pessimiste ?

— Nous sommes perdus, monsieur l’ambassadeur !



Lundi, 27 novembre.

Je ne sais qui a dit de César qu’il avait « tous les vices et pas un défaut. » Nicolas II n’a pas un vice ; mais il a le pire défaut pour un souverain autocrate : le manque de personnalité. Il subit toujours. Sa volonté est toujours circonvenue, surprise ou dominée ; elle ne s’impose jamais par un acte direct et spontané. A cet égard, il a plusieurs traits de ressemblance avec Louis XV, chez qui le sentiment de sa faiblesse native entretenait la peur constante d’être subjugué. De là, chez l’un et l’autre également, le goût de la dissimulation.



Mardi, 28 novembre.

Je réunis ce soir à dîner une trentaine de personnes...

A table, les conversations sont lentes à s’engager et retombent vile. Le timbre des voix manque d’éclat et l’air qu’on respire est comme alourdi. C’est que les nouvelles sont mauvaises de toutes parts. D’abord, des bruits de grève courent en ville et renchérissement quotidien des vivres a provoqué des scènes violentes dans les marchés. Puis, en Roumanie, la tenaille germano-bulgare se referme autour de Bucarest ; le Danube est franchi à Zimmitza et à Giurgewo ; la ligne de l’Oltu est brisée ;