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son ombre. Une figure ravagée par l’âge et la souffrance : M. Guitry a mis sa coquetterie à se vieillir. Un masque immobile : nul signe de vie, sauf des yeux qui de haut en bas toisent plus qu’ils ne regardent, et des lèvres qui se crispent. Les gestes réduits au minimum. Une statue de la douleur et du dédain, de l’amertume remâchée et de l’ironie recuite. Un air extatique qui se change en attaques brusquées. Un surhomme, martyr de sa supériorité, et qui se venge en boxant l’humanité.

Cet Alceste-là, dans le loisir de sa méditation solitaire, a jugé les hommes et lui-même. Tandis que tous les hommes sont fourbes et lâches, toutes les femmes coquettes et frivoles, il a constaté que lui seul est droit, généreux et désintéressé. Lui seul a raison, toujours et contre tous. Alors il ne le leur envoie pas dire ; il fait ses commissions lui-même. L’usage veut que, dans les rapports quotidiens, on farde un peu la vérité ; la politesse impose certaines complaisances ; mais Alceste se fiche des usages comme d’une guigne et de la politesse comme de sa première culotte. Et puisqu’il est à la veille de se retirer dans un désert, où il n’aura pour interlocuteurs que les arbres de son parc, il met à profit son dernier jour de vie mondaine pour vomir ses semblables.

Tel est exactement l’Alceste que M. Guitry a campé devant nous, avec une belle conviction. Vous diriez qu’il est Alceste lui-même et qu’il parle pour son propre compte. Il a fait ainsi du personnage classique une création bien à lui. Quand on demandait à Goethe si l’Egmont qu’il avait mis à la scène était tout à fait celui de l’histoire, il se bornait à répondre : « C’est mon Egmont. » Aussi justement M. Guitry a le droit de dire : « Cet Alceste-là est mon Alceste. »


Paul Mounet, qui vient, à peu de distance, de suivre dans la mort son illustre frère, avait tenu pendant trente ans une place de premier plan au théâtre, où sa disparition laissera un grand vide. Sa belle prestance, sa voix grave, tout un ensemble de dons généreux le désignait pour les rôles marqués de la tragédie et du drame. Il y faisait merveille. Il y mettait une chaleur et une cordialité que n’avait pas connues son prédécesseur, Maubant. Il a été un don Diègue, un Charlemagne, un don Salluste, inoubliables. Il se faisait de son art une idée très haute. Il entretenait la flamme sacrée. Il avait l’estime et l’amitié de tous : il laisse d’unanimes regrets.


RENE DOUMIC.