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chanson du roi Henri, alla croissant d’acte en acte pour atteindre son apogée à la scène de passion du quatrième acte. C’était une joie d’entendre cette voix superbe détacher chaque vers, parfois chaque mot. Et tout finit par une ovation sous les fleurs.

Le rôle d’Alceste a suscité un amas de commentaires. On devine ce qu’en a fait M. Guitry : il l’a secoué d’un mouvement de ses épaules robustes. Il a fait place nette. Il s’est mis, résolument et sans intermédiaire, en face du rôle. Il le joue comme il le sent, en homme d’aujourd’hui. Il prend le personnage à l’étape où il est de sa vie posthume. Car on sait que les personnages de théâtre continuent de vivre. Vivre, c’est changer : ils changent, en même temps que change le public. Chaque nouvel interprète les tire un peu plus à lui, pour les mettre un peu plus à la mode du jour. En deux cent cinquante-six ans, — pendant lesquels, du fait de la Révolution, un monde a pris la place d’un autre monde, — idées, sentiments, usages et manières, tout s’est transformé. Alceste, lui aussi, a beaucoup changé. M. Guitry nous offre une occasion, vraiment exceptionnelle, de comparer les deux termes de cette évolution. Son Alceste est un Alceste complètement évolué.

Au point de départ, l’Alceste de Molière. Ayant dessein de railler les conventions de la vie de société, Molière a fait choix d’un original dont la singularité consiste à dire justement tout ce qu’on est convenu de taire dans un salon : ce qui prête à rire. Alceste est jeune : il a cette intransigeance qui vient de la jeunesse, avec une fougue qui lui fait pardonner ses incartades ; il est amoureux, et sa jalousie exaspère son habituelle irritabilité. Plus tard, et pour peu qu’il ait rattrapé son cœur des mains de la coquette qui le met au supplice, cet homme de grand monde et de grande éducation sera le premier à blâmer des éclats de langage et de conduite qui rendraient impossibles toutes relations sociales. — Ainsi en jugeaient les spectateurs du XVIIe siècle.

Depuis lors, il y a eu : la disparition de l’ancienne société, sinon de toute société, Jean-Jacques Rousseau, l’avènement du moi, la glorification de l’hypocondrie, l’entrée en scène du peuple, la déclamation romantique, le toltsoïsme et le nietzschéisme. Cela fait beaucoup de choses que n’avaient pas connues les sujets de Louis XIV. A travers tant de bouleversements, qu’est-il advenu d’Alceste ?

Rien qu’à le voir au théâtre Edouard VII, on était fixé. De toute la hauteur de sa taille et de tout le poids de sa forte carrure, l’Alceste de 1922 dépasse et domine les marionnettes humaines qui s’agitent à