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Suzanne, dont l’aventure a quelque analogie avec celle de Robinson Crusoé, ne ressemble point à ce garçon d’une autre race. Elle n’est pas Russe, ni Allemande, ni Anglaise et, du commencement du roman jusqu’à la fin, joue élégamment « le rôle d’une Française seule dans une île. » Quand elle s’en ira, l’on gravera sur le rocher du promontoire : « Cette île est l’île Suzanne, où les démons de Polynésie, les terreurs, l’égoïsme furent vaincus par une jeune fille de Bellac. » Elle aura donné à l’île « cette harmonie que quarante millions de Français ont juste achevé d’imposer à leurs montagnes et forêts ; » l’île sera « usée juste comme la France. » Suzanne, qui rentre chez nous, s’écrie ou chante : « Voilà que je t’arrive sans valise, ô France, mais avec un corps préparé pour toi, avec la soif et la faim, un corps à jeun pour ton vin et ton omelette ; et voici le soleil qui se lève ! Je te reconnais, France, à la grosseur des guêpes, des mûres, des hannetons... » C’est à mille petits détails qu’un étranger ne voit pas, qu’on reconnaît un visage aimé.

L’amour de la France est le vif sentiment qui anime les livres que M. Giraudoux a consacrés à la guerre, Adorable Clio, Lectures pour une ombre. Il ne les a point écrits, en apparence, d’une autre manière que ses précédents livres ou essais. L’on y retrouve les mêmes caractères, qualités ou défauts. L’on y retrouve la même sûreté de vision, la même justesse fine et exquise. « Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui prétendent ne rien voir à la guerre : nous voyons tout ! » La peinture est exacte et, par l’exactitude, est pittoresque. L’on retrouve, dans ces livres de guerre, l’ironie de M. Giraudoux, son humeur plaisante, et qui alors est courage, le même goût de dissimuler sous les dehors de gaieté une émotion discrète et qu’on devine sans qu’elle se montre. Il égare volontairement parmi les petites phrases futées cette poignante expression, que les jeunes Français nés entre les deux guerres entendent bien, « ma défaite originelle, » dont la victoire fut la rédemption. Le chapitre intitulé, dans l’Adorable Clio, « Mort de Ségaux, mort de Drigeard » se prolonge, s’épanouit en méditation : Ségaux et Drigeard, au lieu d’y mourir, ont l’air d’y survivre ou bien se transforment en ombres ; leurs âmes nouvelles sont faites du souvenir que leur vie a laissé, que l’amitié garde. Et la méditation s’achève ainsi : « O France ! O Bien-aimée !... » C’est extrêmement beau.


ANDRE BEAUNIER.