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conserverait intact son aspect luxueux d’autrefois, si l’on ne voyait s’agiter dans les cours et se poursuivre par les allées montantes des enfants vêtus sommairement d’une bure uniforme, jambes et pieds nus, et répandant en une heure, dans ces jardins créés pour la contemplation silencieuse, plus de cris joyeux qu’ils n’en entendirent en un siècle.

La plupart des orphelins viennent d’Anatolie : tantôt les habitants des villages occupés, fuyant devant l’invasion hellène, les ont emmenés avec eux ; tantôt ils ont été recueillis par les missions du Croissant-Rouge. Ce sont de petits paysans nés robustes, mais souvent affaiblis par la faim, tourmentés par la peur et les mauvais traitements. Celui-là, récemment arrivé de Brousse, cache sous sa peau brune une pauvreté de sang que révèlent des paupières toutes blanches ; celui-ci vient d’Ismid et porte sur son front la large cicatrice d’un coup de bâton. Tous sont propres et polis. Les pères et les mères qui les élèvent ont le droit de les réprimander, non de les punir. Je demande : « Sont-ils dociles ? — Les malheureux sout toujours dociles, » répond une jeune mère, en ramenant vivement son voile blanc sur son visage.

L’entretien de chaque orphelin coûte annuellement deux cent dix livres turques. Une surtaxe de vingt paras, perçue à leur profit sur chaque boite de cigarettes vendue dans l’Empire, procure environ quatre cent mille livres ; le reste est demandé à la charité privée, qui fournit aussi du linge et des vêtements. Les enfants des deux sexes sont élevés dans l’orphelinat jusqu’à dix-neuf ans ; à chacun d’eux, on enseigne un métier manuel. Les garçons, lorsqu’ils ont acquis l’instruction primaire, sont envoyés en apprentissage dans les ateliers de la ville ; leur journée de travail accomplie, ils rentrent chaque soir dans leur famille.

Et après ? ces fils de paysans retourneront-ils d’où ils sont venus ? On m’explique que rien n’est moins probable. Tous ces orphelins sont désormais non seulement sans famille, mais sans foyer. Leurs villages ont été détruits par l’incendie ou par le canon de l’ennemi. Partout où les Grecs ont passé, ce n’est que ruine ; les contrées d’où ils se retireront ne seront plus qu’un désert. Et ces provinces d’Anatolie, qui comptent parmi les plus riches de l’Empire, n’avaient plus connu l’invasion depuis six siècles ! Aujourd’hui elles sont, non seulement ravagées, mais dépeuplées, et, le jour où l’on voudra remettre ce pays en valeur, il faudra commencer par y amener des habitants. Non, les petits Anatoliens